de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art
Voir et toucher

Voir et toucher

Ce sont deux expositions qui n’ont rien en commun, mais qui frappent par leur intelligence et leur pertinence. La première se tient à la galerie Imane Farès, qui s’est faite plus discrète depuis qu’elle a choisi de réduire considérablement le nombre d’expositions pour pouvoir les faire durer plus longtemps et de ne plus faire de foires. Elle a pour titre : There Is a Light That Never Goes Out, du nom d’une pièce conceptuelle de l’artiste sudafricain James Webb (rappelons que la galerie ne représente que des artistes africains ou du Moyen-Orient) et qui, sous la forme d’un néon qui peut être exposé avec sa traduction dans tous les alphabets non latins (arabe, coréen, mandarin, hébreu ou russe) incite le spectateur à voir ce qui n’était pas visible jusqu’à présent. En fait, le principe de l’exposition est de montrer le récit de la vie d’une œuvre d’art, depuis sa création jusqu’à son stockage. « Connectées entre elles par un réseau, compteur électrique créé pour ce projet, les pièces de l’exposition questionnent l’éphémère de leurs monstrations et leurs interactions avec les spectateurs-rice-s », nous est-il précisé.

Ainsi, la première œuvre que l’on voit, puisqu’elle est dans la vitrine, est un autre néon de Basma al-Sharif, qui affiche 24/7 en permanence, comme dans les espaces commerciaux accessibles à tout moment et qui évoque l’étendue et la normalisation du temps de travail un peu partout dans le monde. Derrière elle, une vidéo de Sammy Baloji, Of the Moon and Velvet, montre la fabrication d’un objet précieux, qui est exposé à sa droite, et qui fait partie de ces pièces de grande valeur qui étaient échangées, du temps de la colonisation, entre le Congo et les grandes puissances européennes, souvent au détriment de la faune et de la flore. The Uninterrupted  Sound of the City, de l’artiste Sinzo Aanza, est une performance qui confronte, grâce à l’intelligence artificielle, des chants africains avec les musiques du monde pour créer un dialogue entre les différentes cultures. Ali Cherri, lui, dont on a appris récemment l’entrée à la puissante galerie Almine Rech (tout en continuant à collaborer avec Imane Farès qui est sa galeriste originelle), a photographié les sous-sols du Musée des Beaux-Arts de Marseille pour montrer comment les œuvres sont stockées et « somnolent » en attente d’être montrées. Quant à Emeka Ogboh, il est parti d’une photo de la gare routière très animée de Lagos, qui est un point de passage vers la côte d’Afrique Occidentale pour concevoir une œuvre qui est une sorte de vitrail faisant référence aux églises chrétiennes (Spirit and Matter).

Mais la pièce la plus belle se trouve sans doute au sous-sol. Il s’agit d’une installation de ce puissant artiste qu’est Younès Rahmoun, composée de 77 ampoules vertes suspendues selon le schéma d’une floraison stylisée et dont les fils électriques finissent par se réunir en un seul câble branché à une prise. Par leur nombre, ces lumières évoquent les 77 branches de la foi musulmane, « préceptes dictés par l’exégèse, aussi inspirés par l’idée de l’infini que l’on trouve dans la philosophie Sufi ». Une œuvre aussi belle esthétiquement qu’elle est forte spirituellement !

S’il fallait trouver un lien entre cette exposition et celle de Chloé Bensahel, la dernière lauréate du Prix des Amis du Palais de Tokyo, qui est présentée au sein même de l’institution qui l’a récompensée, ce serait celui des identités multiples, des expériences de migrations et de mélanges des genres. Elle a d’ailleurs pour titre : Tisser l’hybride. L’artiste, née en 1991, est franco-américaine et elle développe un travail très original sur le tissage en lien avec de nouvelles technologies qui, au toucher, produisent des sons. Elle a ainsi réalisé une performance, Body Memory, au cours de laquelle sa main se déplace sur la chemise qu’elle porte et sur laquelle elle a elle-même brodé le nom des différents lieux où vécut sa famille. En touchant, par exemple, le col et le nom qui lui est associé, c’est un son que l’on entend, en touchant une autre partie de la chemise, c’est un autre qui résonne…

Pour l’exposition du Palais de Tokyo, outre cette performance restituée sous la forme d’une vidéo, ce sont de grandes tapisseries plongées dans l’obscurité qu’elle présente. Des tapisseries réalisées avec des matériaux végétaux exotiques et invasifs comme le lin, le mûrier ou l’ortie, qui « permettent d’imaginer comment l’histoire d’un territoire dans sa relation à l’hospitalité de corps étrangers se racontent aussi par les plantes ». Le spectateur est amené à toucher ces tapisseries (ce qui est plutôt rare dans un musée !) et alors elles s’illumineront et laisseront entendre un chant byzantin interprété par la chorale La Tempête, dans laquelle Chloé Bensahel chante également. Le soir du vernissage, une performance a eu lieu au sein même de l’espace où l’on a pu entendre cette chorale interpréter ces chants mêlés aux Vêpres de Rachmaninov. Ce fut un moment magique et qui résume assez bien la pratique de cette artiste singulière : le mélange de l’ancien et du moderne, des techniques artisanales ancestrales (la tapisserie) avec les technologies les plus sophistiquées.

Concernant le Palais de Tokyo, on a appris tout récemment la démission du Conseil d’administration des Amis du Palais de Sandra Hegedüs Mulliez, la collectionneuse et mécène, qui est à l’origine du prix SAM pour l’art contemporain et qui a beaucoup soutenu l’institution. Dans une lettre rendue publique sur les réseaux sociaux, elle s’en explique : « La raison est simple : les choses ont changé et je ne veux pas être associée à la nouvelle orientation très politique du Palais. La programmation semble désormais dictée par la défense de « Causes », très orientée (wokisme, anticapitalisme, pro-Palestine, etc… (…) La dernière exposition sur la Palestine qui proposait, sans mise en perspective, des points de vues biaisés et mensongers sur l’histoire de ce conflit, donnant la parole, sans contradiction, à des propos racistes, violents et antisémites a été la goutte d’eau. » Elle, qui se revendique comme sioniste, n’a pas supporté les choix de certains curateurs de l’institution qui, il est vrai, n’hésitent à adopter le sigle « Stop génocide » comme photo de profil sur ces mêmes réseaux sociaux. Cette affaire montre à quel point le conflit israélo-palestinien divise désormais aussi le monde de l’art et pose la question de la neutralité ou du moins de l’équité dont doivent faire preuve -ou pas – les musées et centres d’art financés par l’Etat.

There Is a Light That Never Goes Out, jusqu’au 12 juillet à la galerie Imane Farès, 41 rue Mazarine 75006 Paris (www.imanefares.com)

-Chloé Bensahel, Tisser l’hybride, jusqu’au 30 juin au Palais de Tokyo (www.palaisdetokyo.com)

Images : Tounès Rahmoun, Jidhir (Racine) ; Ali Cherri, Storage ; Chloé Bensahel, Body Memory (Mémoire d’un Corps), Performance montrée à l’Institut National de l’Histoire de l’Art. Chemise brodée, fil conducteur, système arduino, son, mini LEDs, 3 min, 2021. Courtesy de l’artiste ; Chloé Bensahel, Vue de la zone interactive une fois touchée, Enracinement, Tapisserie interactive avec lumières LED, haut-parleurs, lin, fil de papier, fil conducteur, 2021. Courtesy de l’artiste.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

0

commentaire

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*