de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Amoureux de la France

Amoureux de la France

« Toutes mes rencontres et mes amitiés avec des artistes et des écrivains ont constitué un orchestre complet où je pourrais presque dire qu’aucun instrument ne manquait » : ainsi s’exprime Werner Spies dans son épais livre de mémoires, Les Chances de ma vie, qui vient de paraître chez Gallimard, dans une excellente traduction française de Bernard Lortholary. Une affirmation qui peut sembler présomptueuse, mais qui se révèle exacte chez ce francophile passionné, au demeurant mélomane, qui a passé l’essentiel de son existence dans notre pays, rencontré ses artistes les plus illustres et servi de passeur zélé de la culture franco-allemande. Et au cours de la lecture des passionnantes 600 et quelques pages qui constituent le volume, la tête nous tourne à voir évoquer des écrivains aussi importants que Beckett, Sarraute ou Aragon,  des artistes aussi majeurs que Duchamp, Ernst ou Picasso, des cinéastes (David Lynch, Wajda), des intellectuels, des poètes, etc.

Né à Tübingen, en Allemagne, dans les années qui précédèrent la Guerre, Werner Spies grandit dans les décombres de la défaite, dans un pays marqué par la honte, le froid et la faim. Très tôt, il se passionne pour la littérature, mais envisage aussi de devenir prêtre (il fait sa scolarité au séminaire). Après son baccalauréat, toutefois, et en attendant de rentrer à l’Université, il obtient une place de stagiaire au journal local et découvre alors un métier  qu’il va exercer pendant de longues années : le journalisme. Il passe encore une année à Vienne pour approfondir ses connaissances en histoire de l’art et en philosophie, avant de rentrer dans sa Souabe natale où il rencontre le responsable du service des pièces radiophoniques de la radio SDR de Stuttgart, qui lui propose de travailler pour lui. Cette rencontre est déterminante, car elle va permettre à Wernes Spies, un an et demi plus tard, de venir s’installer à Paris pour convaincre les auteurs français d’écrire pour la radio allemande (genre d’ailleurs beaucoup moins répandu en France).

PORTRAIT WERNER SPIES-David LynchEt la France – ou plutôt la culture française -, Il en est épris depuis de nombreuses années. Il a eu accès aux livres français (et en particulier à ceux de la collection « Blanche » de Gallimard, qui le fascinent) grâce aux officiers qui faisaient partie de la garnison d’occupation en Allemagne et y a découvert une autre vision du monde, froide et souvent corrosive, celle induite par l’esthétique du Nouveau Roman. Très vite, il va faire la connaissance des auteurs des Editions de Minuit et réussir, à la surprise générale, à obtenir de Beckett des textes pour ses pièces radiophoniques. Il se liera aussi d’amitié avec Nathalie Sarraute, Marguerite Duras, Michel Butor ou Claude Simon et les sollicitera aussi pour ces textes qui deviendront par la suite des pièces souvent essentielles de leurs auteurs (comme les pièces de Nathalie Sarraute, par exemple, qui triomphèrent ensuite au théâtre). En quelques années, surtout, Werner Spies, qui traduisait lui-même des textes du français à l’allemand, devient un des plus grands représentants de notre culture Outre-Rhin et surtout un de ses meilleurs défenseurs.

Mais l’homme a aussi une passion pour l’art et une recommandation auprès de Daniel Kahnweiler, le marchand historique de Picasso, qui tient toujours galerie. Kahnweiler, en partie sans doute à cause de leurs origines communes, le prend sous sa coupe et l’introduit dans le milieu de l’art parisien. Mais il le met en garde contre le Surréalisme, qu’il n’aime pas, et en particulier contre Max Ernst, qui vit à Paris et en est un de ses plus illustres représentants. Mais cela n’empêche pas Werner Spies de répondre à une commande que lui passe la Frankfurter Allgemeine Zeitung de faire un article sur le peintre et sculpteur, à l’occasion de son 75e anniversaire. Pour rédiger son texte, il va voir Max Ernst et, après une entrée en matière un peu difficile, ils deviennent amis. Au point que Spies est à l’origine du catalogue raisonné de l’artiste, qui demanda un travail considérable. Au point, que par la suite, il devint le spécialiste de Ernst, organisa de nombreuses expositions de son oeuvre et rédigea plusieurs livres sur elle (un incident, évoqué à la toute fin du livre, jette toutefois une ombre sur cette connaissance intime du travail de l’artiste : il y a quelques années, bien après la mort de Max Ernst, Werner Spies fut victime d’un faussaire et inclut au catalogue raisonné des œuvres qui n’étaient pas de lui. Pour cet acte, qui fut considéré par la justice française comme une identification erronée, il fut lourdement condamné).

Mais Kahnweiler ne fit pas obstacle à ce que Werner Spies s’intéresse à Picasso. Au contraire, il l’encouragea même à recenser et à valoriser la partie de l’œuvre de l’artiste qui était alors la moins considérée : la sculpture. Et ce fut la deuxième grande rencontre artistique du journaliste-critique qui lui permit de rentrer en relation avec la peintre alors retiré dans sa maison de Mougins, qui donna lieu à une publication qui reste une référence et à une exposition en 2000, au Centre Pompidou, dont Werner Spies fut aussi, pendant quelques années, le directeur. Dans ce même Centre Pompidou, il avait précédemment organisée une exposition-évènement qui avait, à l’époque où la France et l’Allemagne cherchaient à se réconcilier (les années 80) considérablement contribué à leur rapprochement : Paris-Berlin.

Ce sont toutes ces figures marquantes (et bien d’autres) qui traversent ce livre-fleuve dont le fonctionnement s’apparente plus à la mémoire associative proustienne qu’à un récit strictement chronologique. Werner Spies y dévoile toutes ses admirations, son amour de l’art et de la culture, son exigence aussi vis-à-vis des créateurs et de leurs œuvres. Il dépeint mieux que quiconque la vie et les traits de personnalité des gens qu’il a aimés et côtoyés, mais sait aussi se montrer sévère à l’égard de ceux qu’il ne porte pas dans son cœur. Les quelques lignes qu’il consacre à Chagall, par exemple, sont meurtrières. Se souvenant que, dans les années 40 à Marseille, Max Ernst, qui cherchait à fuir, avait demandé à Chagall de lui prêter une somme d’argent que celui-ci, sous un prétexte fallacieux, lui avait refusée, il en fait le portrait d’un vieil homme avide, sournois et despotique…

ShirleyDans son livre, il me semble que, quelque part, Werner Spies parle de Shirley Jaffe, mais je n’ai pas noté où et je n’ai pas retrouvé son nom dans l’index. Quoiqu’il en soit, il a sûrement rencontré cette peintre américaine née en 1923 et qui, depuis 1949, a choisi de vivre à Paris, un peu par hasard, mais aussi parce qu’elle se sentait, elle aussi, très proche de la culture française et en particulier de Monet. Associée à ses débuts à la peinture gestuelle de l’expressionnisme abstrait, Shirley Jaffe, qui appartenait à un groupe d’exilés dans lequel on trouvait aussi Sam Francis, Jean-Paul Riopelle et, plus tard, Joan Mitchell, s’en détache peu à peu pour aller vers plus de géométrie. Ses toiles qui font penser, même si elle s’en défend, aux « papiers découpés » de Matisse chassent désormais toute trace d’intervention de la main de l’artiste au profit de carrés, triangles ou rectangles soigneusement peints et au grand dam de son groupe d’amis. Par la suite, elle y introduit des éléments de calligraphie et adopte la couleur blanche pour le fond de ses compositions, faisant ainsi ressortir les couleurs de ses formes et leur offrant des possibilités de variations infinies. Fidèle à son style et à ses idées, Shirley Jaffe mit du temps à se faire reconnaître, surtout dans son pays d’origine. Mais depuis les années 80 et grâce aux soutiens de musées français, elle a enfin trouvé la place qui lui revient et son œuvre, par son refus des dogmes stylistiques, a beaucoup influencé des artistes de la jeune génération comme Jonathan Lasker ou Charline von Heyl.

La monographie que lui consacrent les Editions Flammarion reflète bien cette liberté artistique. Y sont reproduites en pleine page des reproductions de ses tableaux depuis les années 5O jusqu’à aujourd’hui, mais aussi ses commandes publiques, comme les magnifiques vitraux qu’elle a réalisés pour la chapelle Saint-Jean-l’Evangéliste de Perpignan en 1999. Et un texte très complet de Raphael Rubinstein, poète et critique new-yorkais qui connaît parfaitement bien le travail de l’artiste, accompagne la publication. C’est le meilleur hommage qu’on peut rendre à cette figure toujours optimiste et si singulière du monde de l’art. En 1989, elle déclarait : « Je voudrais que mes tableaux donnent à quelqu’un en dehors de moi le sentiment des possibilités de la vie, qu’ils éveillent l’énergie pour affronter, pour faire face aux choses. Il y a toutes ces routes, toutes ces possibilités ouvertes. (…) J’aimerais avoir trouvé une autre manière de continuer l’expressionnisme abstrait. Je me suis toujours dit qu’il devait y avoir une autre route. »

 

-Werner Spies, Les Chances de ma vie, mémoires, Editions Gallimard, 624 pages, 25€

Shirley Jaffe, Editions Flammarion, 280 pages,  150 reproductions couleur, 65€

Images : Shirley Jaffe, La Boule Bleue, 1993, Huile sur toile, 137 x 240 cm  (53 7/8 x 94 1/2 in.) encadré Courtesy Galerie Nathalie Obadia, Paris/Bruxelles ; Werner Spies, photo David Lynch ; photos de l’atelier de Shirley Jaffe, rue Daguerre 75014 Paris

 

 

 

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