de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Le langage et le son

Le langage et le son

Il y a quelques semaines, j’évoquais les artistes qui ont fait de la musique la matière première de leur travail et je parlais de l’exposition d’Emilio Vedova autour du Prometeo de Luigi Nono à la galerie Thaddaeus Ropac (cf http://larepubliquedelart.com/de-la-musique-avant-toute-chose/). Cette exposition se tient toujours (jusqu’au 16 février) au dernier étage de la galerie, mais aux deux premiers niveaux, c’est l’œuvre d’un autre artiste qui a choisi d’explorer la matière sonore qui est présentée : Oliver Beer. Oliver Beer, on l’avait découvert il y a quelques années au Palais de Tokyo, au Mac de Lyon et à l’ouverture de la Fondation Vuitton avec son « Resonance Project », un projet qui consistait à faire intervenir des chanteurs dans des architectures données pour les faire résonner et en révéler l’harmonie secrète (certaines de ces performances ont donné lieu à des vidéos souvent montrées depuis, comme celle réalisée dans les égouts de Brighton). Et on l’avait retrouvé au Centre Pompidou où, lors d’une autre performance, il avait sectionné les cordes d’un piano pour en faire des sculptures, ainsi que lors d’une Nuit Blanche, où installé sur un pont de Paris, il avait tenté de capter, à l’aide d’un système sophistiqué de micros, le son produit par l’eau de la Seine. Car l’artiste est musicien, il a étudié la musique et a même fait partie d’un groupe de rock ou composé des œuvres pour ses propres vidéos. Mais il n’a pas abandonné la musique pour se consacrer à l’art, les deux ses sont faits conjointement et ce sont d’emblée des préoccupations d’ordre musical qui ont guidé ses recherches plastiques.

L’exposition qu’il présente à la galerie Ropac, Household Gods, la seconde dans cette galerie, mais la première dans l’espace du Marais, reprend son travail sur l’exploration sonore des espaces. Mais ce ne sont plus les espaces des lieux publics comme les salles du Palais de Tokyo ou du PS1 de New York, mais ceux d’objets familiers, qui lui appartiennent ou qu’il a glanés ça et là et qu’il a placés sur des socles, comme des divinités que l’on vénère. Sur ou à l’intérieur des objets creux, il a mis des micros qui amplifient les vibrations que produisent leur vide interne et révèle ainsi leur ADN sonore, qui n’a pas changé depuis leur création, mais qui interfère avec le bruit ambiant de la galerie. Mais bien évidemment, les objets ne sont ni choisis ni placés au hasard et au côté d’un lapin doré (référence tout autant au lapin de Beuys qu’au Rabbit Hole, titre de son exposition à Lyon), on trouve soit le vestige d’une cheminée prétendument sauvée de l’incendie qui ravagea le Palais de Westminster en 1834, soit un moulin à café, soit un coq en céramique ou encore un urinoir importé du Japon et modifié par son propriétaire hollandais pour correspondre au goût l’empire naissant. Car chaque objet propose sa propre note (une poterie représentant la divinité égyptienne Bes, par exemple, propose un Si bémol de soprano) et c’est donc une véritable partition musicale que compose Oliver Beer, partition que le spectateur n’identifie pas immédiatement, mais auquel il est vite sensible lorsqu’il évolue dans l’espace et qui devient vite hypnotique. Le jour du vernissage a aussi été présentée une performance que l’artiste a réalisée lors d’une résidence à l’Opéra de Sydney (Composition for Mouths) et dans laquelle deux chanteurs joignent leurs lèvres comme dans un baiser pour créer une seule et unique cavité buccale qui leur permet d’explorer les fréquences de résonance de leurs visages respectifs.

A côté de ces installations sonores où l’espace –celui des objets comme des bouches – joue un rôle fondamental, Oliver Beer présente des sculptures bidimensionnelles en résine noire, dans lesquelles il inclut d’autres objets familiers tels que des fragments de son premier métronome, des chevilles d’accordage de sa guitare démembrée ou les rouages de l’horloge de sa mère. Ces œuvres sont silencieuses, même si beaucoup d’éléments renvoient à l’univers de la musique, mais chaque spectateur est libre d’y associer le son qui lui convient et c’est un des autres aspects du travail de l’artiste, la manière dont l’imagination s’empare d’un objet pour lui donner sa voix et son identité, l’idée que l’on peut se faire d’un son simplement à partir d’un élément représenté. Ce sont des objets du quotidien aussi, parfois même des débris, mais qui ont une valeur affective importante et qui continuent de vibrer, au delà de leur emprisonnement dans le noir intemporel de la résine, comme une constellation à la fois intime et universelle.

David Douard, lui, n’a pas fait du son la matière première de son travail (même si celui-ci y est souvent présent), mais du langage. Un langage contrarié, empêché et que l’artiste traduit souvent sous la forme de poèmes ou de textes qu’il trouve dans les faces cachées de l’internet (d’où la présence récurrente de bouches, becs et autres orifices par lesquels passe le langage dans ses œuvres). On retrouve des bribes de ces poèmes sur certaines des œuvres qui sont présentées actuellement  à la galerie Chantal Crousel, dans l’exposition qu’il a mystérieusement intitulée : O’DA’OLDBORIN’GOLD. Mystérieux comme l’est l’exposition toute entière d’ailleurs et sur laquelle il ne veut livrer aucune explication (pas de communiqué de presse). Et on se gardera bien d’y apporter toute tentative de lecture ou d’explication. Ce que l’on peut admirer, en revanche, c’est sa force plastique, sa manière d’architecturer avec autorité l’espace de la galerie en le divisant, en en faisant un parcours où les couleurs se répondent et où on passe d’un registre à un autre. Ce à quoi on peut être sensible, c’est à la façon dont il hybride des matériaux froids (l’aluminium, le métal, les chaines) avec des matériaux chauds (des tissus imprimés, des lampes, voire des cheveux synthétiques), cette capacité à toujours faire en sorte que les choses se prolongent, qu’une œuvre en engendre une autre (l’exposition se conçoit d’ailleurs surtout comme une grande installation). Il y a toujours chez David Douard un contraste entre des univers douillets et rassurants (des nids, des œufs, des endroits où se réfugier) et des univers oppressants, carcéraux, presque brutaux. On peut rester insensible à l’hermétisme volontaire du propos, à son refus de séduction immédiate, mais nul ne peut mettre en cause la cohérence de l’ensemble ni l’originalité du vocabulaire, désormais reconnaissable entre tous.

Household Gods, Oliver Beer, jusqu’au 16 février à la galerie Thaddaeus Ropac, 7 rue Debelleyme 75003 Paris (www.ropac.net)

O’DA’OLDBORIN’GOLD, David Douard, jusqu’au 12 février à la galerie Chantal Crousel, 10 rue Charlot 75003 Paris (www.crousel.com)

 

Images : Oliver Beer, 1, vue de l’exposition Household Gods, à la galerie Thaddaeus Ropac ; 2, Recomposition (Mother Flawless Sabrina), 2018, Egyptian predinastic black topped redware c.3100 BC, laughing gas canisters, 1985, artillery shell, metronome, piano keys from the artist’s piano, clock mechanism, mother of pearl; sectioned and set in resin, 74 x 47 x2,4 cm (detail) Courtesy Gallery Thaddaeus Ropac London, Paris, Salzburg, photos: Richard Ivey © Oliver Beer; David Douard, O’DA’OLDBORIN’GOLD, vue d’installation Galerie Chantal Crousel, Paris (2019), courtesy de l’artiste et de la galerie Chantal Crousel, photo: Martin Argyroglo

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