de Patrick Scemama

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La République de l'Art
A la Bourse de Commerce, le monde va et vient

A la Bourse de Commerce, le monde va et vient

Soyons clairs : la nouvelle saison que vient d’inaugurer la Bourse de Commerce, Pinault Collection, sous le commissariat de Jean-Marie Gallais, n’est pas la meilleure depuis l’ouverture de l’institution. Sans doute parce que les œuvres présentées, qui sont toutes issues de la collection, ont déjà été parfois vues ailleurs et qu’il n’y a donc pas vraiment d’effet de surprise. Sans doute aussi parce que son thème, Le Monde comme il va (le titre est emprunté à un conte de Voltaire) est un peu vague, permettant de tout inclure, les bonnes comme les mauvaises nouvelles, les œuvres joyeuses comme celles qui délivrent le message le plus noir. Dans cette perspective, d’innombrables axes sont possibles et de nombreuses autres expositions pourraient s’y inscrire.

Pourtant, elle se révèle fort intéressante. D’abord parce qu’elle donne carte blanche à Kimsooja, cette artiste coréenne qui poursuit depuis des années un travail radical sur le déplacement et les migrations. Celle-ci a investi la Rotonde centrale en installant au sol un miroir sur lequel le spectateur est invité à marcher et qui reflète la verrière du bâtiment, créant ainsi un jeu troublant sur le double et la lumière. Mais ce n’est pas cette pièce, certes spectaculaire, mais un peu attendue sur un plan conceptuel (le ciel qui apparaît sous nos pieds, la place de l’homme dans l’univers, etc.), qui est la plus révélatrice. Non, il vaut mieux voir ce que l’artiste a conçu pour les vitrines latérales ou son installation au sous-sol avec les fameux « bottaris », ces ballots de tissus que les migrants emportent avec eux et qui renferment tout ce qu’ils possèdent, pour comprendre l’engagement de Kimsooja et la manière dont elle parvient à faire de ces sphères colorées et mobiles une métaphore de l’univers tout entier.

Si l’exposition se révèle intéressante aussi, c’est parce qu’elle montre des œuvres produites depuis les années 80 et qu’elle permet d’avoir déjà un regard historique sur les quarante dernières années de création artistique. Ainsi, les œuvres des années 80 (Koons, Damien Hirst, General Idea) frappent par leur gigantisme et leur côté spectaculaire (le fameux « Balloon Dog » de Koons trône au milieu de la salle qui les accueille). Cela ne veut pas dire qu’elles sont mauvaises pour autant (les œuvres de ce même Koons, surtout celles avec les aspirateurs, sont bien plus subtiles que ce qu’on peut souvent dire sur l’artiste, l’armoire à pharmacie de Damien Hirst avait un sens réel sur l’état du monde, les installations de General Idea étaient parfaitement percutantes à l’époque, etc.). Mais elles apparaissent comme déjà datées, comme correspondant à une esthétique qui n’est plus exactement la nôtre aujourd’hui et certaines provocations, comme celles de Martin Kippenberger, artiste génial, mais d’une redoutable misogynie, auraient du mal à ne pas subir les fourches caudines du mouvement #metoo (pour ne rien dire des facéties de Maurizio Cattelan qui elles, pour le coup, ont pris un sacré coup de vieux !).

D’autres œuvres n’ont rien perdu de leur force : les peintures si maitrisées de Peter Doig, celles de Luc Tuymans, de la grande Marlene Dumas ou de Christopher Wool (peut-être parce que la peinture a regagné la place qu’elle n’avait pas l’époque et qu’elle n’aurait jamais du perdre). Mais aussi les photos de Cindy Sherman, celles de Wolfgang Tillmans (la série « Concorde », qui est une des plus importantes de l’artiste, même si ce n’est pas forcément celle qui lui ressemble le plus), les imposantes « Têtes de lémure » de Franz West qui ont tellement influencé les masques d’Ugo Rondinone, les céramiques de l’artiste autrichienne Kiki Kogelnik, que l’on a redécouverte récemment et qui donne une idée si pop du féminisme. Ou encore (et peut-être surtout) les œuvres de Doris Salcedo, cette artiste dont on a pu voir une très belle rétrospective, l’an passé, à la Fondation Beyeler de Bâle et qui, avec une incroyable économie de moyens, évoque les violences sexuelles et physiques qui sont légion partout dans le monde et particulièrement, hélas, dans son pays, la Colombie.

Et puis, il y a les petits nouveaux, ceux dont l’esthétique est profondément ancrée dans notre sensibilité d’aujourd’hui : la romantique et rebelle Anne Imhof, avec une immense peinture représentant une sorte de déflagration atomique (mais on continue de penser que c’est dans la performance que réside le meilleur de cette artiste) ; Mohamed Sami, un artiste irakien installé à Londres qui présente lui aussi un grand et très beau tableau figurant une sorte d’explosion nocturne ; Salman Toor, cet artiste queer d’origine pakistanaise, qui montre un « bal des fantômes » qui semble faire écho aux personnages de cirque peints par Sigmar Polke dans un grand tableau figurant un peu avant dans l’exposition ; Pol Taburet, qui, après son exposition à Lafayette Anticipations, s’impose comme une de nouvelles stars de la jeune peinture française (mais face à l’installation bien datée de Sun Yuan & Peng Yu : des vieillards qui sont les dirigeants crépusculaires de notre planète et qui se déplacent aléatoirement sur des chaises roulantes !), etc.

Enfin, s’il n’y avait qu’une raison à retenir pour se rendre à la Bourse de Commerce, ce serait la salle consacrée à ces merveilleux artistes suisses qu’étaient Peter Fischli & David Weiss (le second est décédé en 2012). Leur installation Suddently this overview consiste en 76 sculptures en argile non cuite plus hilarantes les unes que les autres. On y voit Lacan, à deux ans se regarder dans le miroir, Frankenstein, c’est-à-dire ce que donne l’homme fabriqué par l’homme ou encore des spécialités culinaires helvétiques revues et transformées. C’est drôle, tendre, ironique, cruel, percutant, jamais méchant. Pour le coup, c’est vraiment le monde tel qu’on aimerait qu’il aille.

Le Monde comme il va, jusqu’au 2 septembre à la Bourse de Commerce, Pinault Collection (www.pinaultcollection.com)

Images : Mohammed Sami, One Thousand and One Nights, 2022, technique mixte sur lin, 286,1 × 556,9 cm. Pinault Collection ; Kimsooja, A Needle Woman, 1999-2000, installation vidéo avec 4 projections vidéo réalisées et filmées à Tokyo, Shanghai, Delhi, New York, 6 min. 30 sec. chacune. Pinault Collection. Courtesy du studio Kimsooja. © Kimsooja / ADAGP, Paris, 2024 ; Luc Tuymans, Eternity, 2021, huile sur lin, 314,9 × 275,4 cm. Pinault Collection. Photo: Luc Tuymans Studio. Courtesy de l’artiste et de David Zwirner

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