de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Dans l’oeil de la nature

Dans l’oeil de la nature

Le lien avec la nature : toute l’histoire de l’art -ou presque- s’est bâtie autour de lui. Dans l’imitation ou au contraire dans le rejet ou pour l’opposer, souvent de manière artificielle, à la culture. Et aujourd’hui, alors que les questions écologiques sont parmi les plus cruciales du moment, celui-ci s’impose avec encore plus d’importance. Trois expositions présentées actuellement à Paris témoignent de ce questionnement. Mais elles le font chacune à leur manière et surtout avec des matériaux très différents.

La première -chose suffisamment rare pour être soulignée- se tient dans deux galeries simultanément : Esther Schipper et Mendes Wood DM. Il s’agit de l’exposition de Daniel Steegmann Mangrané, ce merveilleux artiste espagnol que François Pinault a déjà montré dans ses musées et dont avait aussi pu voir le travail à l’Institut d’art contemporain (ICA) de Lyon en 2019 (cf Forêts puissantes – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Daniel Steegmann Mangrané, qui a longtemps vécu au Brésil, est fasciné par la forêt tropicale et il a analysé tous les liens qu’elle peut entretenir avec l’être humain. Si l’on voulait résumer, on pourrait dire, en simplifiant, qu’il est dans ce raisonnement lié à l’anthropocène, que Nicolas Bourriaud a développé dans son livre Inclusions, esthétique du capitalocène (cf Quel art pour demain? – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)) et qui remet en question la place de l’humain au sein de l’univers (il n’y serait plus le centre, comme l’a longtemps affirmé la philosophie occidentale, mais une des composantes, au même titre que les animaux et les végétaux).

La double exposition qu’il présente actuellement part du même type de raisonnement. Elle s’intitule La Pensée férale et s’accompagne de textes de la philosophe brésilienne Juliana Fausto. L’idée, que Daniel Steegmann Mangrané a eu après une expérience réelle, est que des chiens non domestiqués ont pu trouver refuge dans une forêt tropicale atlantique, à Rio, le Parc National de Tijuca, qui a été entièrement replanté par des esclaves au XIXe siècle, et qu’ils ont pu s’y fondre, au point de faire partie intégrante des éléments qui la composent. Se plaçant du côté de l’animal, l’artiste et la philosophe ont imaginé que ces chiens auraient pu développer une pensée « férale », qui s’inspire de la pensée « sauvage » de Lévi-Strauss, tout en s’en démarquant. Comme l’explique le texte accompagnant l’exposition : « Fausto imagine ce que notre pensée domestiquée pourrait devenir si nous venions à briser les chaînes de la domestication, à décoloniser et libérer notre pensée ».

Cela se traduit, chez Esther Schipper, par une série de photos qui est en quelque sorte le premier chapitre et qui montre l’œil d’un chien sur les arbres de la forêts (il ne s’agit pas d’un trucage, mais d’une vraie photo d’œil de chien que Mangrané a collé sur les troncs d’arbres pour prendre ses clichés). Ces photos forment un parcours qui est accompagné à chaque étape d’un court texte de Juliana Fausto. Tout autour, des sculptures sont suspendues au plafond, qui sont parmi les œuvres que l’on a déjà pu voir de l’artiste et qui sont la plupart du temps des branches fendues ou scindées en deux, parfois entrelacées comme en miroir. Il se dégage une infinie poésie de l’ensemble, une douceur, en même temps qu’un inconfort lié à cet œil qui est le témoin des violences qu’on a fait subir à l’environnement.

Chez Mendes Wood DM, l’œil du chien est encore présent. Mais il l’est cette fois dans des morceaux de bois que l’artiste a récupérés et qui proviennent d’un chêne tricentenaire, mort récemment à cause de la sécheresse qui frappe la Catalogne. Dans ces débris, conséquences incontestables du dérèglement climatique, l’œil redonne la vie et entre en relation avec l’humain. Comme le font les hologrammes qui font apparaître des plantes et qui, lorsqu’on les regarde attentivement, montrent bien ce qui séparent les formes organiques de celles réalisées par l’homme. Ou les petites sculptures faites de feuilles et de branches, que l’artiste appelle « Tangled Leaves » en jouant sur la proximité phonétique entre « leaves » (feuilles) et « lives » (vies). L’exposition s’achève enfin par une étrange vidéo en boucle qui montre l’œil, sous l’eau, cerné par des têtards : c’est la fin d’un parcours d’une incroyable délicatesse qui alerte, sans rien forcer ni asséner, sur les risques écologiques majeurs que nous courrons actuellement.

La question de la nature est tout autant importante dans l’exposition que Michele Ciacciofera , dont on se souvient encore de la magnifique intervention au Château de Rochechouart (cf Michele Ciacciofera, la connaissance en boucle – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)), présente chez Michel Rein. Et bien sûr aussi les préoccupations écologiques. D’ailleurs l’exposition s’intitule Natura naturans (nature naturante), concept que Spinoza opposait à la «Natura naturata », et l’humain y a la même place que le végétal ou l’animal. Chez lui, une forme est tout autant une plante qu’un individu, un poisson ou une créature hybride, qui a un peu de tout cela. Et cela se traduit cette fois par de grands tableaux, qui font intervenir diverses techniques, comme le collage, et font directement référence à l’écosystème méditerranéen tout autant qu’à l’invasion des pôles par les superpuissances. Ou par des sculptures en formes de totems qui répondent directement aux tableaux. Mais à la différence de Daniel Steegmann Mangrané qui travaille directement sur l’élément naturel, Michele Ciacciofera l’intègre, en fait un élément de langage, le combine à d’autres matériaux (il faut voir les superbes céramiques !). L’art de l’Italien est pétri de cultures, d’influences, de registres. Il est multiple, c’est ce qui le rend fascinant.

Et le désastre écologique est aussi au cœur de l’exposition que Thomas Lévy-Lasne présente à la galerie Les Filles du Calvaire et qui, après sa précédente exposition dans cette galerie qui avait pour titre L’Asphyxie, s’intitule L’Impuissance (on se demande à quelle réjouissance nous invitera la prochaine !). Mais le médium utilisé est ici uniquement la peinture, car s’il peintre il y a, Thomas Lévy-Lasne est bien celui-là. Il faut voir avec quelle délectation il reproduit les infimes détails des feuilles qui jonchent ses paysages désertés ou ses plages comme abandonnées sur lesquelles trônent des poubelles (c’est la sublimation du banal) ! Et lorsqu’individu il y a, il est traité avec le même soin et le même souci de réalisme que les plantes ou les fleurs qui sont autour de lui (un tableau, Dans la serre, représentant une foule faisant la queue dans un jardin artificiel, lui a pris deux ans de travail). Mais l’artiste, qui n’est pas à une facétie près, a aussi exposé des tableaux en cours d’achèvement. Manque de temps ? Peut-être. Mais aussi pied-de-nez conceptuel qui montre les différents états de la peinture et les sens multiples qu’on peut lui donner.

-Daniel Steeegman Mangrané, La Pensée férale, jusqu’au 26 mai aux galeries Esther Schipper, 16 Place Vendôme 75001 Paris et Mendes Wood DM, 25 Place des Vosges 75004 Paris (www.estherschipper.com et www.mendeswooddm.com)

-Michele Ciacciofera , Natura naturans, jusqu’au 18 mai à la galerie Michel Rein, 42 rue de Turenne 75003 Paris (www.michelrein.com)

-Thomas Lévy-Lasne, L’Impuissance, jusqu’au 11 mai à la galerie Les Filles du Calvaire 75003 Paris (www.lesfillesducalvaire.com)

Images: Daniel Steegmann Mangrané, Drench, 2024; video, 6min08, MW.DST.624, Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York; Ramita Partida, split beech branch, 14 x 48 x 24 cm, MW.DST.616, Courtesy of the artist and Mendes Wood DM, São Paulo, Brussels, Paris, New York, Photo credit: Andrea Rossetti; vue de l’exposition de Michele Ciacciofera, Natura naturans, à la galerie Michel Rein Photo : Florian Kleinefenn ; Thomas Lévy-Lasne, La Plage d’Hyères, huile sur toile, 130 x 195 cm

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