de Patrick Scemama

en savoir plus

La République de l'Art

Les utopies géniales et folles des Kabakov

Il est difficile d’évoquer le travail d’Ilya et Emilia Kabakov, les artistes en charge cette année de Monumenta, en faisant abstraction de leur biographie. Leurs œuvres sont en effet tellement imprégnées du pays, la Russie, dont ils sont originaires et de la vie qu’ils y ont vécue, qu’on ne pourrait les comprendre autrement. On voit mal, d’ailleurs, comment on pourrait échapper à l’environnement historique, tant les références sont immédiates et explicites. Mais peut-être est-il bon de préciser : Ilya et Emilia Kabakov sont nés tous les deux à Dnipropetrovsk, ex URSS, lui en 1933, elle en 1945. Pendant toute leur jeunesse et la première partie de leur âge adulte, ils ont connu les « gaités » de la vie soviétique, les appartements communautaires, la peur d’être espionner ou dénoncer, les interminables files d’attente, la propagande et l’absence de liberté. Refusant l’art officiel, Ilya reste à la marge, fait partie d’un groupe d’artistes conceptuels et, pour gagner sa vie, illustre des livres pour enfants. Quant à Emilia, elle émigre dès 1973 en Israël, avant de s’installer aux Etats-Unis (ils ne se sont rencontrés qu’en 87 et ont commencé à travailler ensemble à partir de 89).

La carrière d’Ilya Kabakov démarre véritablement au début des années 80, lorsqu’il commence à créer des installations qui dénoncent avec dérision les travers de la vie soviétique. En quelques années, il passe maître de ces installations qu’il montre dans le monde entier et qui, prenant de plus en plus d’ampleur, tendent vers un art total. Une des plus célèbres et des plus étonnantes est L’homme qui s’est envolé dans l’espace, qu’il a d’abord réalisée chez lui, deux ans avant qu’il ne passe à l’Ouest, et qui a été montrée ensuite au Centre Pompidou. Elle représente une pièce caractéristique des appartements communautaires moscovites, mais dont l’accès a été barré par des planches. En son centre, on voit qu’une sorte de siège sur catapulte a été bricolé et on imagine, compte tenu du trou laissé dans le plafond, que son propriétaire l’a utilisé pour se projeter dans l’espace.

25043Mais bien d’autres installations ont traduit avec autant de talent, d’intelligence et d’humour ce désir de s’évader d’un univers totalitaire. On pourrait citer par exemple l’extraordinaire Palais des projets, aujourd’hui installé dans la Ruhr, qui est une énorme structure en forme d’escargot que l’on gravit comme le Guggenheim de New York et qui est jalonnée de « stations » où l’on explique au visiteur comment rendre – et se rendre – la vie meilleure. Ou The House of dreams, réalisée pour la Serpentine Gallery de Londres et qui permettait de s’allonger sur des lits pour mieux contempler la nature environnante à travers les vitres. Ou encore une installation dont j’ai oublié le titre, mais qui consistait en une pièce totalement aménagée et dont la fenêtre donnait… sur une salle  de cinéma qui projetait des films en permanence. Toujours, chez les Kabakov, le rêve et la fiction se mêlent pour nous extraire des contingences de la vie quotidienne (soviétique ou pas) ; toujours la fantaisie, la poésie, la nostalgie de l’enfance se joignent pour nous faire croire que l’utopie est possible et qu’il y a des moyens – fussent-ils délirants – pour y arriver.

L’installation qu’ils proposent pour Monumenta, cette manifestation destinée à réconcilier l’art contemporain avec le grand public, est la plus grande qu’ils aient jamais réalisée (dimensions du Grand Palais obligent !). Elle consiste en une sorte de ville entourée de grands murs blancs (encore la notion d’enfermement) qui contient neuf modules qui sont eux-mêmes des lieux fermés et souvent subdivisés. En fait, elle reprend et synthétise un certain nombre de travaux récents des Kabakov. Ainsi la grande coupole couchée qui accueille les visiteurs à l’entrée de la « ville » et dont les vitraux changent de couleur est-elle l’élément central du décor conçu pour l’opéra de Messiaen, Saint-François d’Assise, donné en Allemagne puis à Madrid, dans les théâtres dont Gerard Mortier était le directeur. Ainsi le module « Comment rencontrer un ange » reprend-il des éléments déjà élaborés au moment de ce même « Saint-François » (où il est question d’ange) ou déjà présents dans le Palais des projets comme solution pour améliorer la vie. Ou le module central, Le Musée vide renoue-t-il avec l’esprit conceptuel d’Ilya et le lien de son art avec la lumière et la musique (J.S. Bach). Mais d’autres modules sont véritablement originaux,, comme ces étonnantes chapelles blanche et sombre qui terminent le parcours : consacrées à la peinture, elles reprennent l’iconographie soviétique, mais en l’intégrant à des éléments autobiographiques qui lui donnent une toute autre signification.

25105Cette Etrange Cité d’Ilya et Emilia Kabakov est bien un étrange et magnifique parcours, qui verse souvent dans la science-fiction et, en faisant référence aux grandes heures de la conquête spatiale soviétique, propose sa vision du monde. On peut le traverser rapidement, comme un sentier balisé, mais on peut aussi s’y installer, écouter la musique, prendre le temps de rêver. Et on peut s’attarder longuement dans ce qui constitue sans doute les plus beaux modules du projet : Manas, qui est la reconstruction en maquette d’une ville qui exista autrefois au Nord du Tibet et qui  « est entourée de huit montagnes dont les sommets recèlent des dispositifs permettant d’acquérir une conscience accrue et de communiquer avec d’autres mondes », et le Centre de l’énergie cosmique, qui, « en combinant la découverte archéologique d’anciennes antennes et l’appareillage captant les signaux du cosmos, (…) tente d’expliquer les relations entre le passé et des mondes lointains ». Devant ces projets géniaux et fous, réalisés avec une virtuosité stupéfiante, le visiteur pourra savourer son plaisir, mais aussi réfléchir et s’interroger, comme le dit Ilya Kabakov, sur « les grandes visions du progrès, de la science et de l’élévation de l’homme, qui ont pu conduire au bord du désastre ».

-Monumenta 2014 : L’Etrange Cité d’Ilya et Emilia Kabakov, jusqu’au 22 juin au Grand Palais,  3 avenue du Général Eisenhower, 75008 Paris (www.grandpalais.fr)

Images : Ilya et Emilia Kabakov, aquarelle, Monumenta 2014, © Ilya et Emilia Kabakov/ ADAGP 2014 ; Comment rencontrer un ange, dessin © Ilya et Emilia Kabakov/ ADAGP 2014 ; Ilya et Emilia Kabakov, photo Didier Plowy pour la réunion des musées nationaux-Grand Palais.

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

1

commentaire

Une Réponse pour Les utopies géniales et folles des Kabakov

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

*

*