de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Buren fait tomber les couleurs à l’Opéra

Buren fait tomber les couleurs à l’Opéra

Invité à concevoir la scénographie de Daphnis et Chloé de Ravel à l’Opéra Bastille, Daniel Buren livre un enivrant ballet de couleurs et de formes géométriques qui montent et descendent des cintres. Pour cette première expérience dans une institution de ce type, le plasticien célèbre pour ses bandes verticales doit renoncer à quelques-uns des principes qui fondent son œuvre, mais les compense par d’autres. Il s’en explique.

La République de l’art : Daniel Buren, vous avez déjà travaillé pour le théâtre, mais jamais pour le ballet. Qu’est-ce qui vous a intéressé dans cette collaboration avec le Ballet del’Opéra de Paris ? Etait-ce la volonté de s’inscrire dans la tradition déjà longue des peintres qui ont œuvré pour la scène ?

Daniel Buren : Je ne me suis jamais posé la question ainsi. En fait, j’ai d’abord répondu à l’invitation de Brigitte Lefèvre, la directrice de la Danse de l’Opéra de Paris, invitation qui m’a surpris, parce que je ne m’attendais pas à être sollicité, un jour, par cette institution, mais qui m’a aussi fait très plaisir, parce que c’est une des plus prestigieuses du monde. Après, ce qui m’a intéressé, c’est le fait de travailler sur une musique aussi belle que celle de Ravel, avec un chef aussi excellent que Philippe Jordan et un chorégraphe du niveau de Benjamin Millepied. Et aussi de travailler avec les ateliers et les équipes techniques de l’Opéra Bastille, qui sont de tout premier ordre, et d’intégrer toutes les contraintes qui sont inhérentes au plateau et à la représentation théâtrale. Je retrouvais ainsi cette notion si chère pour moi de l’in situ.

-Comment avez-vous travaillé avec Benjamin Millepied ? Lui avez-vous d’emblée fait une proposition ou en avez-vous parlé avant ?

-Au début, ce n’était pas très simple, parce que Benjamin était à Los Angeles, moi à Paris ou en voyage. Mais nous avons communiqué par Skype et je lui ai montré des dessins, puis je lui ai fait une proposition complète dont nous avons discuté et qui a été aménagée pour qu’elle s’adapte à sa chorégraphie. Je suis parti de la musique qui est pour moi l’élément essentiel. Je me suis imprégné d’elle et j’ai imaginé une scénographie toute en mouvement, une sorte de chorégraphie bis, à partir d’éléments de formes et de couleurs différentes qui montent et descendent des cintres. Lui  a travaillé à partir ce de cet espace. Mais certaines choses ont été modifiées ou ajoutées à la dernière minute, comme la vidéo qui est projetée sur le rideau de scène pendant l’ouverture. Initialement, il n’y avait pas de budget pour cette vidéo. Mais grâce à l’appui de Brigitte Lefèvre et grâce au fait qu’il n’y avait pas à louer l’appareil pour la projeter (il  venait d’être utilisé dans un précédent spectacle), on a pu trouver les moyens pour la faire.

-Mais Daphnis et Chloé est un ballet narratif, inspiré du roman grec de Longus, qui raconte la vie et les amours de Daphnis. Avez-vous lu ce roman avant de concevoir votre scénographie ?

-Non, et pour dire les choses brutalement, je n’ai rien cherché à en savoir. D’ailleurs Ravel lui-même n’aimait pas beaucoup l’argument de ce ballet. Pas plus que je n’ai cherché, d’ailleurs, à regarder les images des autres productions qui ont pu être faites de l’œuvre (dont celle dans les décors de Chagall pour l’Opéra de Paris en 1959), à part celle de la création, en 1912, dans les décors de Bakst et la chorégraphie de Fokine pour les Ballets Russes de Diaghilev. Ce n’est pas parce que je ne les jugeais pas dignes d’intérêt, mais parce que je voulais aborder l’œuvre de manière totalement vierge et sans images qui parasitent mon imaginaire. Encore une fois, c’est la musique, ses rythmes, ses atmosphères, qui ont guidé mes pas.

croquisOpéra.3-Une des caractéristiques de votre travail en général est le fait que le spectateur peut toujours avoir des points de vue différents sur l’œuvre. Or, au théâtre, c’est impossible, puisqu’on est dans un rapport frontal. C’est donc vous, avec votre « chorégraphie bis » qui induisez le déplacement ?

-Oui, absolument, et c’est ce qui est nouveau pour moi. Le spectateur de théâtre est dans la même position que face à un tableau, c’est-à-dire dans une situation que j’essaie de fuir depuis longtemps. Et le mouvement que je lui apporte est réglé une fois pour toute. Mais en même temps, chaque spectateur, en fonction de la place qu’il occupe, a une vision différente de la scène, ce qu’on voit à l’orchestre est très différent   de ce qu’on voit au 1er ou au 2e balcon (je peux vous l’assurer, j’ai testé d’innombrables places). Ainsi, chaque point de vue est différent, aucun n’est meilleur qu’un autre et chacun peut se raconter l’histoire qu’il souhaite. Et cela change aussi suivant la disposition des éléments par rapport aux danseurs, par rapport à l’emplacement sur la scène et la couleur.  Je tiens d’ailleurs, à cet égard, à saluer les innombrables possibilités techniques qu’offre le plateau de l’Opéra Bastille.

–Votre scénographie est donc un travail sur le mouvement, mais aussi sur la couleur, puisque ces éléments qui montent et descendent des cintres sont des panneaux transparents de couleurs  qui parfois se superposent. Et les costumes eux, sont en blanc et noir…jusqu’à ce que vos panneaux disparaissent et que les costumes prennent leurs couleurs, comme si un élément contaminait l’autre.

-Oui, c’est exactement cela. En fait, il y a deux types de couleurs qui cohabitent dans le spectacle : celles des panneaux transparents et celles qui en découlent, qu’on obtient grâce aux éclairages (et je veux aussi rendre hommage ici au formidable travail réalisé par Madjid Hakimi, qui en a la charge). Pour les costumes, que je n’ai pas réalisés (c’est Holly Hynes qui les a fait), je voulais quelque chose de simple, de neutre, qui s’intègre facilement à ce système.  Mais pour le finale, nous souhaitions que ce soient les costumes qui  prennent soudain les couleurs des éléments, qu’on ait le sentiment que ces couleurs tombent du ciel pour s’incarner sur le corps des danseurs. Alors nous les avons fait « colorer » par les ateliers, mais c’était un grand risque, parce qu’on ne savait pas si on allait trouver exactement les mêmes nuances, ni ce que cela allait donner sur le plateau. Mais je crois que cela marche bien, en particulier parce que  Benjamin a très bien su mettre en valeur ce passage et qu’il a fait en sorte que l’on comprenne bien  cette répartition des couleurs.

-Vous avez toujours utilisé la couleur dans votre travail, même à une époque où ce n’était pas bien vu, mais j’ai le sentiment que depuis quelques temps – je pense en particulier aux « Cabanes éclatées » ou à ce vous aviez fait pour Monumenta -, il y a chez vous une sorte d’ivresse de la couleur, à l’instar de Matisse et de ses papiers découpés. Je me trompe ?

-La comparaison avec Matisse me semblerait prétentieuse. Mais si la couleur m’intéresse tant, c’est qu’on touche là à quelque chose qui est spécifique aux arts visuels, qu’on ne peut définir par aucun concept ni par aucune description littéraire et qu’on ne peut pas transmettre. En ce qui concerne Matisse, j’avais regardé dans les archives les critiques de ses « papiers découpés » et je m’étais rendu compte qu’elles étaient quasiment unanimes pour dire qu’il était devenu gâteux, que c’était un retour à l’enfance, etc. Or, dans leur fausse simplicité, c’est sans doute parmi les choses les plus innovantes qu’il ait réalisées et si vous en mettez un dans une exposition aujourd’hui, on pourrait encore croire qu’il vient d’être fait par un jeune artiste. Mais il est vrai qu’avec l’âge et l’expérience, on devient peut-être plus habile en matière de couleurs…

Daphnis et Chloé, jusqu’au 8 juin à l’Opéra Bastille (www.operadeparis.fr)

Images : Daphnis et Chloé, Photo Agathe Poupeney / Opéra national de Paris ;

Photo-souvenir : Daniel Buren Esquisse graphique pour la scénographie de Daphnis et Chloé, Ravel-Millepied, Opéra Bastille, 2013. ©DB-ADAGP Paris

 

 

 

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commentaire

Une Réponse pour Buren fait tomber les couleurs à l’Opéra

TKT dit :

J’avais vu un ballet avec des décors d’Oliver Mosset, magnifique.
Je n’avais pas aimé la chorégraphie, pas assez moderne pour mon goût.
À coté de moi, une enfant viennoise s’était endormie, autres soupirs teutons après la représentation.
En fait, j’ai l’habitude des chorégraphies de John Neumeier et des ballets du Zürich Opera.
Je compte bien aller voir le travail de Buren, tout en espérant, que le nouveau chorégraphe, sera plus proche de Hambourg ou Zürich.

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