de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Lisa Yuskavage, Ron Mueck: Stars des nineties

Lisa Yuskavage, Ron Mueck: Stars des nineties

L’art contemporain américain aura souvent été source de nombreux malentendus. On a mis longtemps, nous européens, héritiers de toute une tradition culturelle, à accepter ce mélange de culture low et high, populaire et savante, venant de la bande dessinée ou de la publicité et faisant référence aux œuvres classiques. On ne pouvait que regarder avec une certaine condescendance les allusions à Mickey ou à MacDo. C’est ainsi que des artistes comme Andy Warhol et Jeff Koons ont été souvent décriés, parfois avec raison, parce qu’on ne voyait que l’aspect commercial, la manière d’attraper le chaland, mais parfois aussi à tort, parce qu’on n’était sensible qu’à un aspect du travail, le plus saillant, celui à qui on l’identifiait immédiatement et qu’on ne cherchait à voir ce que l’œuvre pouvait cacher de profondeur ou de subtilité.

Lisa Yuskavage, que l’on connait très mal en France où elle n’a jamais exposé, alors qu’elle est très célèbre aux Etats-Unis, pourrait faire partie des artistes à côté desquels on pourrait passer facilement. Lorsqu’on regarde ses grandes toiles aux couleurs flashy, peuplée de nymphettes dénudées aux poitrines opulentes et se livrant à des activités pour le moins suggestives, on pourrait crier au kitsch, au porno soft, à la vulgarité absolue. Et, de fait, il y a beaucoup de mauvais goût dans ses peintures, une volonté de provoquer, de n’être pas conforme à la décence et au politiquement correct. Mais ces choix sont totalement assumés, ils font partie du processus créatif et constituent l’arbre qui cache la forêt (la grande culture, les nombreuses références à l’histoire de l’art) que le spectateur peut essayer de voir, ou devant lequel il reste définitivement aveugle. Et l’humour, bien sûr, y très présent.

Mais pour mieux comprendre la démarche de l’artiste, il faut remonter à ses années de formation. Elle est née en 1962, à Philadelphie et a été formée à la Yale School of Art. D’emblée, elle se consacre à la peinture figurative, mais à l’époque, les années 90, la peinture n’est pas le médium auquel on s’intéresse le plus (même si aux Etats-Unis, elle n’a pas été aussi ostracisée qu’en France). De plus, en arrivant à New York, elle découvre le travail d’artistes comme Mike Kelley ou Paul McCarthy qui font de l’infantilisation et du mauvais goût les moteurs d’une pensée critique. Elle comprend donc qu’il y a dans la culture populaire et dans ce que l’on considère d’habitude comme bas de gamme, un potentiel qui peut interpeler le spectateur et remettre en question les notions de beau et de laid, de bien et de malséant, le faire réfléchir au-delà des apparences. C’est une irrévérence qui lui plait, la stimule et son choix, sans doute parce que le nu féminin est un des thèmes les plus courants de l’histoire de l’art, se porte sur les magazines érotiques comme Playboy, non pas pour les sujets eux-mêmes, mais pour les atmosphères, les lumières qu’ils dégagent et qui lui semble propices à la peinture, lui apparaissent comme des prétextes picturaux. Ses premières œuvres, les Bad Babies, ont valeur de manifeste : on y voit des jeunes filles très peu habillées dans une sorte de flou (sfumato) qui les englobe et figure comme une sorte d’aura monochrome (chaque tableau a sa couleur propre), qui n’est pas sans évoquer la Color Field peinture.

Depuis, de l’eau est passée sous les ponts, Lisa Yuskavage est devenue célèbre et elle a été honorée par de nombreuses institutions américaines (son travail, comme celui de John Currin, son contemporain, avec qui elle partage de nombreuses affinités, ayant aussi été souvent critiqué par les féministes qui y voit un asservissement de l’image de la femme, reproche auquel elle n’a jamais opposé que son indépendance et sa liberté). L’exposition qu’elle présente à la galerie Zwirner, à Paris, bien que constituée de nouvelles toiles, constitue comme une sorte de rétrospective. Car en choisissant le thème de l’atelier, un thème lui aussi souvent traité dans l’histoire de l’art, de Poussin à Courbet en passant par bien d’autres, c’est elle-même qu’elle met en scène, mais aussi certaines de ses œuvres anciennes qu’elle cite et met en abyme dans des compositions sophistiquées où plusieurs plans se détachent, où le temps s’abolit en faisant se téléscoper plusieurs périodes et où la couleur, encore une fois, est l’élément qui unifie le tout. Comme dans Golden Studio, par exemple, où l’on voit au centre de la toile une jeune femme seulement vêtue d’une culotte de perles (personnage récurrent dans le travail de l’artiste) qui est regardée par un autre personnage, venant d’un tableau dans le tableau, et qui n’est autre que Lisa Yuskavage elle-même. Et l’on réalise alors à quel point son travail est complexe et cultivé, allant de la citation pure à l’utilisation de motifs qui sont des classiques de la peinture ancienne et qui ont tous des significations symboliques (celui du miroir, par exemple). Qui plus est, cette exposition, qui est donc sa première à Paris, a pour elle une importance particulière, puisqu’elle se tient là où bon nombre des chefs-d’œuvre auxquels elle renvoie ont vu le jour. Elle s’intitule Rendez-vous et ce n’est surement pas un hasard.

Ron Mueck s’est aussi fait connaître dans les années 90, en particulier dans l’exposition restée célèbre du publicitaire Charles Saatchi, Sensation, qui a fait découvrir les Young British artists. Il y présentait une représentation miniature de son père mort et allongé nu, Dead Dad, qui ne faisait pas mentir le titre de la manifestation. La mort et les rapports d’échelle ont toujours été au cœur de ses préoccupations et c’est encore le cas dans l’exposition qu’il présente actuellement à la Fondation Cartier, la troisième dans cette institution. La pièce principale en est Mass, une œuvre commandée par la National Gallery de Melbourne, Australie, le pays d’où vient l’artiste, et qui est constituée par un amoncellement de crânes géants au milieu desquels le visiteur déambule (c’est une des premières fois dans son travail que le corps humain n’est pas reproduit dans son intégralité). La mort, mais aussi la vie, puisque comme pendant à cette immense vanité, est présentée la sculpture XXL d’un bébé qui vient de naître, avec le cordon ombilical encore non coupé et des traces de sang sur la peau. Et, au sous-sol, ce sont d’autres sculptures plus anciennes qui occupent l’espace et créent un sentiment de malaise et d’étrangeté : un groupe de chiens gigantesques et menaçants qui fait face à un autre bébé, mais minuscule, lui, et accroché au mur comme un crucifix, un homme nu dans un bateau qui semble à la dérive, etc. Certes, le travail hyperréaliste de Ron Mueck, qui nécessite un temps de fabrication extrêmement long (d’où le peu d’œuvres réalisées en près de trente ans de carrière), est impressionnant et troublant. Certes, il nous confronte à des questions essentielles auxquelles il est parfois malaisé de répondre. Mais on peut quand même se demander si cet art au coup de poing, devant lequel les spectateurs feront sans doute d’innombrables selfies, n’est pas un peu daté aujourd’hui et si sa démesure ne finit par le rendre vain.

-Lisa Yuskavage, Rendez-vous, jusqu’au 29 juillet à la galerie David Zwirner, 108, rue Vieille du Temple 75003 Paris (www.davidzwirner.com)

-Ron Mueck, jusqu’au 5 novembre à la Fondation Cartier, 261 boulevard Raspail 75014 Paris (www.fondationcartier.com)

Images : Lisa Yuskavage, Golden Studio, 2023 © Lisa Yuskavage Courtesy the artist and David Zwirner ; Lisa Yuskavage, Big Flesh Studio, 2022 © Lisa Yuskavage Courtesy the artist and David Zwirner ; Ron Mueck, Mass (2017) Vue de l’exposition Ron Mueck à la Fondation Cartier pour l’art contemporain Matériaux divers, Dimensions variables, National Gallery of Victoria, Melbourne, Felton Bequest, 2018 Photo © Marc Domage

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