de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Aux coulisses de l’histoire et de la mémoire

Aux coulisses de l’histoire et de la mémoire

Je dois l’avouer : je ne connaissais pas le travail de Taysir Batniji, cet artiste franco-palestinien qui expose actuellement au Pavillon Carré de Baudouin. Pourtant, ce n’est plus un jeune artiste (il est né en 1966) et il a eu droit à une importante rétrospective au Mac Val en 2020/2021, c’est-à-dire en plein confinement. Mais j’étais passé à côté et je ne savais donc pas à quoi m’attendre en me rendant à Ménilmontant, dans cette ravissante « folie » du XVIIIe siècle initialement conçu comme un lieu de fêtes et de villégiature et qui, depuis, 2007, est devenu un centre culturel géré par la mairie du XXe arrondissement.

La surprise n’est en est que meilleure. Car le travail de cet artiste, à la fois politique, poétique et conceptuel, est d’une grande sensibilité, d’une grande délicatesse, mais aussi d’une vraie puissance. Taysir Batniji est né en Palestine, où il a commencé ses études, avant de les poursuivre à l’Ecole des Beaux-Arts de Bourges, grâce à une bourse du gouvernement français. Depuis, il vit en France, mais a gardé toute sa famille et ses attaches en Palestine et son œuvre est profondément marquée par cette question d’exil, d’éloignement et de mémoire. Une de ses séries les plus connues, mais qui ne figure pas dans l’exposition, est une série de photos de miradors installés par l’armée israélienne, qu’il a photographiés à la manière des Becher, c’est-à-dire en noir et blanc, avec apparemment beaucoup de temps et de distance, alors que c’étaient au contraire des clichés pris à la hâte, dans l’urgence et avec le risque constant d’être arrêté.

L’exposition du Pavillon Carré de Baudouin s’intitule Quadrillages et bifurcations, elle est, semble-t-il, beaucoup plus réduite que celle du Mac Val et elle est très liée au XXe arrondissement, un arrondissement où l’artiste a longuement vécu. Mais elle donne une image assez synthétique et précise de son travail. Dans une première salle, peut-être la plus éloquente, consacrée à la grille et au recouvrement, on voit, par exemple, une série de QR codes qui ont été dessinés à la main. Et lorsqu’on les flashe, on accède à des photos d’objets que l’artiste voulait offrir à sa famille, mais que son exil l’a empêché de faire. Ces objets flottent donc dans une sorte d’espace virtuel, mais qui est très précaire, très hypothétique, et qui aura demandé à l’artiste le temps long du dessin, alors qu’un QR code se génère normalement en un quart de seconde. Comme est long le temps qui sépare la photo d’un plateau de table sur laquelle des habitants de son pays ont joué aux dés et le plateau réel de cette table, quelques années plus tard, lorsque le tissu qui le recouvre en est fortement élimé. Ou comme est précaire -et somme toute ironique- ce planisphère qui a été gravé au laser sur une série de quarante-deux cure-dents alignés à l’horizontal.

Dans les autres salles, ce sont beaucoup de photos et de dessins qui sont présentés, sous la forme de tirages ou de slide shows, qui oscillent constamment entre l’intime et le politique, le journal personnel et l’universel : là des petites vidéos d’impressions fugaces mises bout à bout, des photos de traces sur le sol relevées lors du trajet qu’il effectue pour amener son fils à l’école ou des relevés de pas faits au frottis dans les rues de Paris et qu’il appelle Pas perdus. Dans la dernière salle une série de photos de grands formats représentant des chambres vides et qui suggèrent l’être manquant est présentée, mais ce sont surtout deux sculptures qui retiennent l’attention : la première est celle du trousseau de clefs de son atelier à Gaza auquel il n’a plus accès et qu’il a reproduit en cristal, pour en souligner la fragilité et la préciosité et la seconde est une valise ouverte, dans laquelle deux tas de sable ont été posés, qui témoignent de son statut, toujours mouvant et impermanent. Partout, mais sans atermoiement, règne une question d’identité et d’exil, de manque et de deuil (son frère a été tué pendant le conflit israélo-palestinien), de porosité des frontières.

La question de l’exil et de l’identité est aussi au cœur du travail de Zineb Sedira qui avait représenté la France, l’an dernier, lors de la Biennale de Venise et qui y avait remporté une Mention spéciale du jury. C’est d’ailleurs une partie de l’installation de Venise, le film, Dreams have no titles, qui est reprise actuellement à la galerie Mennour, avec quelques nouvelles pièces. Dans ce film, qui est projeté dans la reconstitution d’une salle de cinéma des années 60, Zineb Sedira aborde les questions de postcolonialisme et de féminisme à travers le cinéma et en particulier les films qui ont été réalisés après l’indépendance algérienne, qui sont des coproductions internationales comme Le Bal d’Ettore Scola ou L’Etranger de Visconti et qui voulaient faire part de leur solidarité envers les pays fraîchement libérés. On la voit aussi avec toute sa famille intellectuelle et ses amis, des gens comme Kapwani Kiwanga ou Latifa Echakhch qui eux aussi ont dû se constituer une identité entre plusieurs cultures.  Mais elle le fait elle aussi sans pathos, même avec joie et légèreté en accordant une place primordiale à la danse, qu’elle pratique si volontiers (c’est d’ailleurs cette manière « ludique » d’aborder les choses qui nous avait tant plu à Venise). Dans l’escalier qui mène à la salle de projection, elle a même placé un caisson lumineux qui dit : « No matter what, dance dance dance, to the tempo of life ». Et d’autres caissons lumineux imaginent soit des slogans positifs pour des films politiques aux sujets très militants, soit, au contraire, des avertissements qui dégagent les auteurs de toute responsabilité. Le tout pour faire du cinéma « l’outil d’une résistance joyeuse ».

Dans le film de Zineb Sedira, on voit souvent les coulisses, le hors champ, la mise en abîme. Et à Venise, on voyait aussi les décors dans lesquels le film a été tourné. Cette question de la coulisse est aussi celle qui anime Sur le feu, l’étonnante exposition qui se tient actuellement aux Beaux-Arts de Paris. En fait, il s’agit d’une exposition réalisée par les étudiants de la quatrième promotion de la filière « Artistes & Métiers de l’exposition », une filière qui propose aux jeunes artistes « une formation pratique à la régie, à la scénographie, à la médiation et aux métiers relatifs à la présentation et à la diffusion de l’art ». Ainsi, la question qu’elle pose est de savoir comment animer une exposition, comment mettre en valeur les œuvres et comment les rendre vivantes. Et elle y répond par un parcours un peu labyrinthique, qui utilise à la fois les œuvres de la collection, celles des étudiants qui y travaillent et qui invite le visiteur à la convivialité au sein même de l’exposition. D’ailleurs, de nombreux ateliers, rencontres, performances – qui vont de la couture aux jeux pour les enfants -, sont prévues pendant toute sa durée, qui lui donneront une forme à chaque fois renouvelée (la liste est consultable sur le site). Il ne s’agit certes pas d’une exposition au sens traditionnel du terme, mais d’une sorte de happening permanent dans lequel il faut accepter de plonger, de se laisser happer et bien sûr de participer pour entretenir cette flamme qui ne doit jamais retomber.

-Taysir Batniji, Quadrillages et bifurcations, jusqu’au 21 octobre au Pavillon Carré de Baudouin, 121 rue de Ménilmontant 75020 Paris (www.pavilloncarredeboudouin.fr)

-Zineb Sedira, No matter what, jusqu’au 21 juillet à la galerie Mennour, 6 rue du Pont de Lodi 75006 Paris (www.mennour.com)

Sur le feu, jusqu’au 16 juillet aux Beaux-Arts de Paris, 13 quai Malaquais 75006 (www.beauxartsparis.fr)

Images : Taysir Batniji, sans titre, 2014, Trousseau de clés en verre, échelle 1/1, Courtesy de l’artiste et de la galerie Sfeir-Semler, Hambourg / Beyrouth © Taysir Batniji ; Missing Objects #1, 2012-2023 Série de 8 dessins au crayon sur papier BFK Rives et photographies, env. 58 x 58 cm (chaque), Courtesy de l’artiste © Taysir Batniji ; Zineb Sedira, Les rêves n’ont pas de titre / Dreams Have No Titles , Co-curators: Yasmina Reggad, Sam Bardaouil and Till Fellrath  General commissioner: Institut français © Zineb Sedira, Adagp, Paris, 2023., Photo © Thierry Bal and © Zineb Sedira , Courtesy the artist and Mennour, Paris ; Vue de l’exposition Sur le feu aux Beaux-Arts de Paris © Beaux-Arts de Paris

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