de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Chana Orloff et le Paris de la modernité

Chana Orloff et le Paris de la modernité

On a un peu oublié Chana Orloff, cette sculptrice d’origine ukrainienne née en 1888 et morte en 1968. Pourtant, elle fut une des artistes les plus célébrées de l’entre-deux-guerres et son destin fut digne d’un roman : venue à Paris en 1910 pour étudier la couture, elle se découvre, au contact des artistes de Montparnasse, parmi lesquels Modigliani, Soutine ou Chagall, un don pour la sculpture. Elle est admise à l’Ecole des arts décoratifs, fréquente l’Académie Vassilieff et trouve rapidement son propre langage, un peu à l’écart des mouvements qui dominent à l’époque. En 1916, elle épouse Ary Justman, un poète avec lequel elle a collaboré à une revue littéraire. Mais celui-ci meurt seulement trois ans plus tard, comme Apollinaire, de la grippe espagnole. De cette union né un fils, Didi, qui est frappé par la poliomyélite. Tous ces malheurs auraient pu abattre Chana Orloff, mais elle fait face avec courage et continue sa carrière.

C’est d’ailleurs pour l’encourager que ses amis les plus proches, comme les Chagall, lui commande des œuvres. Et la sculptrice s’exécute avec beaucoup de facilité, utilisant des matériaux aussi divers que le bois, la plâtre (pour des tirages en bronze) ou le ciment et faisant en sorte que le résultat soit toujours reconnaissable, même si elle stylise beaucoup les traits de ses modèles. A tel point qu’elle devient rapidement célèbre, réalisant des portraits de nombreuses personnalités parisiennes, dont ses amis artistes de Montparnasse ou des élégantes de l’époque. Pour preuve de son renom, elle obtient la Légion d’honneur et est une des rares sculptrices à prendre part à la grande exposition des Maîtres de l’art indépendant au Petit Palais à Paris en 1937. Mais la guerre éclate et Chana Orloff, qui est juive, échappe de peu à la rafle du Vel d’Hiv. Elle parvient à se réfugier en Suisse avec son fils. A son retour à Paris, en 1945, elle découvre l’atelier qu’elle s’était fait construire près du Parc Montsouris entièrement pillé, avec de nombreuses pièces disparues. Après la Guerre, elle partage sa vie entre la France et Israël et réalise, pour l’état hébreu, plusieurs monuments.

A Paris, Chana Orloff n’avait pas eu d’expositions monographiques depuis 1971. Cette lacune est désormais comblée puisque le Musée Zadkine vient de lui en consacrer une. Il ne s’agit pas d’une rétrospective puisque ce charmant musée n’est pas suffisamment grand, mais d’un parcours à travers ses œuvres et d’une mise en regard avec certaines œuvres de l’ancien occupant des lieux, puisque Chana Orloff et Zadkine avaient beaucoup de choses en commun : ils se connaissaient, étaient tous les deux d’origine russe et de confession juive, avaient choisi Paris comme terre d’accueil et moururent à un an d’intervalle. Pour autant, leurs styles furent assez différents et c’est ce que montre cette belle présentation qui a pour titre « Sculpter l’époque », parce qu’à un journaliste qui lui demandait quelle était son intention lorsqu’elle sculptait, Chana Orloff avait apporté cette réponse.

On y voit d’abord les portraits qui la rendirent célèbre et qui sont des têtes, mais aussi des sculptures en pieds, comme celle de la fille de l’éditeur Lucien Vogel, Nadine, qui fait la couverture du catalogue (Chana Orloff avait une prédilection pour les sculptures d’enfants). On y voit aussi de nombreuses représentations féminines, car l’artiste a accordé une place centrale aux femmes en mouvements, comme les danseuses, les sportives ou les garçonnes de l’entre-deux-guerres. Et cette femme, elle n’a pas hésité non plus à la représenter enceinte, avec le ventre et les seins proéminents, ce qui était encore très peu courant à l’époque. Ou elle l’a montrée en fusion avec son enfant, dans des œuvres où l’on a presque du mal à distinguer le corps de l’un et de l’autre (elle-même protégeait beaucoup son fils malade et Anaïs Nin, qui vivait près de chez elle du temps de sa liaison avec Henry Miller, sortit un jour de son atelier dégoutée d’avoir vu tant de maternités ou de femmes enceintes). Enfin, les animaux occupent une place importante dans son travail, poissons, oiseaux et chiens qu’elle s’est efforcée de représenter à la manière de François Pompon, c’est-à-dire en ne conservant que les attributs qui lui permettent de donner un caractère particulier à chacune des bêtes.

Chana Orloff fait aussi partie de l’exposition collective qui vient d’ouvrir au Petit Palais sous le titre Le Paris de la modernité, 1905-1925. Mais elle n’est là qu’au milieu d’une liste impressionnante d’artistes, car on sait à quel point cette période fut féconde et à quel point elle marqua un tournant dans l’histoire de l’art. Bien sûr, les peintres les plus représentatifs de ces années (de Picasso à Delaunay en passant par Braque, Fougita, Severini, Léger ou le Douanier Rousseau) sont présents selon les différents quartiers de la Capitale qu’ils ont occupés (Montmartre puis Montparnasse), mais la richesse de l’exposition est aussi d’ouvrir à d’autres champs que ceux des arts plastiques à proprement parler.

C’est ainsi qu’une part importante est consacrée à la mode (avec Paul Poiret puis Jeanne Lanvin), une autre à l’automobile et à l’aviation (avec la présence du fameux Aéroplane Deperdussin type B de 1911, qui dépassa pour la première fois les 200km/h), une autre encore à l’ouverture du Théâtre des Champs-Elysées (avec les décorations de Bourdelle, de Vuillard ou de Jacqueline Marval, mais aussi avec la présence des Ballets russes, puis suédois, et des spectacles de Joséphine Baker). Bref, à tous ces secteurs qui s’imbriquaient (il faudrait aussi parler de l’Exposition internationale des « arts déco » de 1925) et qui firent de cette époque le berceau de la modernité. Après Paris romantique, 1815-1858 et Paris 1900, la ville spectacle, ce troisième volet de la trilogie rappelle à quel point la capitale française fut le foyer de la création artistique, glorieux privilège qu’elle perdit après la seconde Guerre au profit de New York, mais qu’elle est progressivement en train de regagner aujourd’hui.

-Chana Orloff, Sculpter l’époque, jusqu’au 31 mars au Musée Zadkine, 100bis rue d’Assas 75006 Paris (www.zadkine.paris.fr)

Le Paris de la modernité, 1905-1925, jusqu’au 14 avril au Petit Palais, avenu Winston Churchill 75008 Paris (www.petitpalais.paris.fr)

Images : Chana Orloff (1888-1968), Grande baigneuse accroupie, 1925, bronze Ateliers-musée Chana Orloff, Paris © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023 ; Chana Orloff (1888-1968), Danseuse au disque, 1916, bois Ateliers-musée Chana Orloff, Paris © Chana Orloff, Adagp, Paris 2023  ; Jeanne Lanvin, « Robe Lesbos » vert absinthe, vers 1925. Satin de soie vert absinthe, broderies de perles de verre et de tubes argentés. Patrimoine Lanvin, Paris. © Patrimoine Lanvin, France

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