de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Eve Pietruschi

Eve Pietruschi

Dans le programme de Memento Mori, le très beau ballet de Sidi Larbi Cherkaoui qui vient d’être créé à l’Opéra de Monte-Carlo (sur une musique de Woodkid), je lis ceci : « L’essentiel n’est pas le mouvement mais plutôt la manière dont il découle du précédent et appelle le suivant. La danse de Sidi Larbi Cherkaoui est « liquide », elle est dans l’enchaînement circulaire, dans l’éclosion qui amène l’effacement. Plus que le vocabulaire, c’est la syntaxe qui importe. Pour les danseurs, cette fluidité permanente les pousse à ne jamais se poser et à s’inscrire dans un écoulement esthétique où le corps s’immobilise rarement. Le rapport au sol chez Sidi Lardi Cherkaoui traduit cette impossibilité d’interrompre la phrase chorégraphique. A peine allongé, le corps est à nouveau emporté par ce qu’il doit advenir. »

Curieusement, cette très fine définition du travail du chorégraphe me rappelle celui d’Eve Pietruschi, cette artiste niçoise née en 1982, qui a fait la Villa Arson et qui présente des œuvres actuellement dans l’exposition Voyage immobile qui se tient dans l’agence Caisse d’Epargne Masséna de la ville1. Car comme dans la danse de Sidi Lardi Cherkaoui, les pièces d’Eve Pietruschi ont besoin d’être perçues en continuité pour bien comprendre le mouvement qui les guide ; plus que le vocabulaire (même si chaque pièce a une valeur intrinsèque), c’est aussi la syntaxe qui importe. La pratique d’Eve Pietruschi est fragile et poétique et, même si elle fonctionne par séries, elle se définit en même temps qu’elle se construit, c’est-à-dire qu’elle ne relève pas d’une démarche conceptuelle où l’idée engendrerait la réalisation, mais d’une recherche dont on ne connait jamais l’aboutissement exact. A ne voir qu’une pièce, ça et là, on pourrait être séduit par l’élégance ou la délicatesse de la forme, mais sans comprendre que le dessin n’est que le prolongement de la photo, qui est elle-même la matrice de la sculpture, etc. Or c’est dans la circulation que tout se joue, dans la manière de passer d’un médium à un autre pour faire évoluer l’image, l’amener jusqu’à son épuisement (son effacement ?). Là aussi, il y a « impossibilité d’interrompre la phrase artistique », chaque pièce en appelant une autre qui la prolonge et la complète.

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Lorsqu’on lui demande, toutefois, ce qui constitue le socle de ses différentes pratiques, elle répond : « chiner » ». Chiner des objets, comme les opalines, dans les brocantes ou les marchés aux puces pour les assembler (elle a commencé en faisant des sculptures avec des objets usagés), mais aussi chiner des paysages, des cailloux sur la plage, des plantes dans la nature. Car elle n’est pas sensible aux matériaux neufs, ceux que l’on achète chez le marchand, elle a besoin d’éléments qui ont une histoire, des ombres, un passé que l’on ne connaît pas forcément, mais sur lequel on peut projeter plein de choses. Ainsi les paysages qu’elle affectionne particulièrement sont ceux au milieu desquels s’érigent des bâtiments en ruine (vieilles serres, anciens entrepôts industriels), dont on ne connait plus exactement la fonction et sur lesquels la nature a repris ses droits. On peut y voir une attitude romantique (on pense bien sûr aux paysages avec ruines d’Hubert Robert), un lien à l’éternel conflit entre nature et culture qu’Eve Pietruschi ne renie pas, mais il s’agit plutôt pour elle d’une forme de contemplation, de « voyage immobile », comme le rappelle le titre de l’exposition à laquelle elle participe actuellement, de zone en suspens.

Ces paysages, elle les photographie pour en garder la trace et les garde longtemps dans ses archives. Mais plutôt que de les montrer directement, elle préfère, la plupart du temps, les reporter sur un autre support, comme le verre ou le tissu et parfois les retoucher au dessin. Ainsi, elle les met à distance, leur donne une autre dimension, n’en fait surgir que des bribes, les trouble jusqu’à l’abstraction : « je ne suis pas dans l’image directe, précise-t-elle, je préfère le positionnement à côté, j’aime lorsqu’on ne sait plus exactement où l’on est. Avec Michel Houssin, j’ai eu Jean-Luc Verna comme professeur de dessin à la Villa Arson et sa méthode de report, qu’il utilise systématiquement  (c’est-à-dire photocopier une image pour la reproduite ensuite avec du solvant), m’a beaucoup intéressée. Elle induit un rapport au temps, à l’imprécision, à la mémoire qui me correspond parfaitement. »

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Ce report, elle l’effectue sur de nombreux supports dont récemment les plaques de cuivre, un matériau qui reflète bien la lumière, cet élément si important pour elle et dont elle parle souvent. Mais s’il est un médium qu’elle chérit particulièrement, c’est le papier, un papier dont elle aime le grain, la texture, le velouté, l’odeur. Il est vrai qu’à côté de sa pratique artistique, Eve Pietruschi a une activité d’encadreuse et que là, elle est amenée à utiliser toutes formes de papier pour valoriser et protéger les œuvres. Ce sont souvent les chutes de ces papiers qu’elle utilise. Pas seulement par économie, mais parce que ce sont des papiers qui ont déjà eu une vie, qui ont déjà servi, qui n’arrivent pas neufs et sans histoire (« mais pas des papiers déjà imprimés, précise-t-elle, ce qui me semblerait une facilité »). Et aussi parce qu’elle est attachée à l’idée de récupération. L’idée que rien ne se perd, que tout se recycle, dans la nature, où tout est en perpétuelle transformation, mais aussi dans le travail où tout disparaît et se reforme, s’enterre et ressurgit et où on revient toujours à la question des origines.

C’est sans doute parce qu’elle aime autant le papier qu’elle a créé Panoptique, un « état des lieux » qui en est à sa troisième édition et qui permet de faire le point sur l’évolution du travail. « En fait, explique-t-elle, c’est à l’occasion d’une exposition à la galerie Maud Barral, à Nice (une galerie aujourd’hui disparue), que j’ai voulu faire une petite plaquette pour garder une trace des œuvres exposées. Et je me suis posée la question du titre. J’ai choisi « Panoptique », qui est, dans une prison, l’architecture centrale qui permet de voir à 360 degrés sans être vu. J’ai n’ai bien évidemment pas choisi ce titre pour des raisons carcérales, mais pour l’angle de vue global qu’il propose. Et deux ans plus tard, j’en ai fait un autre, sur le même format et avec une couverture d’une couleur différente. Le troisième vient de sortir, avec un texte de Marie Cantos. Je le considère davantage comme un carnet que comme un catalogue. Il a pour sous-titre : « Habiter l’espace, ralentir le temps », une formule qui résume assez bien, je crois, mon travail ».

Mais Panoptique, qui paraît à chaque fois avec de très beaux tirages de têtes, ne se contente pas de reproduire les œuvres d’Eve Pietruschi. Il les met aussi en scène dans des espaces imaginaires, avec des vues 3D réalisées grâce à la complicité de Julien Eveille. Et ces espaces ne sont pas là non plus les murs blancs d’un white cube, mais des pièces de maisons un peu délabrées, aux murs tachés et qui ouvrent elles-aussi sur d’autres espaces, que l’on ne voit pas vraiment, mais dont on devine la présence (elle a d’ailleurs participé à une exposition collective à la Villa Cameline, à Nice, une villa « Belle Epoque » qui a été abandonnée pendant quinze ans et qui est restée en l’état). Il ne s’agit donc plus seulement de répertorier les oeuvres, mais davantage de proposer une exposition imaginaire qui a le livre pour cadre et qui ne pourrait avoir lieu nulle part ailleurs2.

Pietruschi 3 final 3_retoucheRêver, se souvenir, voyager : tel est bien l’univers sensible de l’artiste (une très belle œuvre qu’elle présente dans l’exposition de la Caisse d’Epargne et qui associe différents matériaux comme le métal, les pierres, le report sur plaque de cuivre et le bois, s’intitule d’ailleurs : « Rêverie ou le parfum d’un souvenir »). Mais pour cela, encore faut-il que le spectateur puisse le faire dans de bonnes conditions et qu’il ait le loisir de laisser divaguer son imagination (« j’adore les musées comme la Villa Paloma de Monaco, précise-t-elle, où après avoir l’exposition, les visiteurs peuvent s’asseoir, consulter des catalogues, aller faire un tour dans le jardin attenant »). Pour ce faire, elle a créé un banc qu’elle intègre dans ses expositions et qui a autant valeur d’œuvre d’art (une partie est peinte à l’intérieur) que d’objet utilitaire. Eve Pietruschi n’a pas seulement le souci de la qualité des œuvres qu’elle présente, mais aussi de la manière dont le spectateur va être en mesure de les recevoir : on doit pouvoir s’installer dans une de ses expositions et constater qu’une œuvre accrochée au mur ou posée sur une table en amorce une autre qui lui ressemble, mais diffère néanmoins.

Alors à quoi aspire celle qui cite volontiers Ed Ruscha, Sylvia Bächli, Michel Paysan, Tatiana Trouvé, qui reconnait avoir beaucoup regardé la mouvement Supports/Surfaces pour le rapport aux matériaux et trouve beaucoup plus de satisfaction dans le calme et le silence que dans le bruit et la fureur ? A quitter cette région où son art subtil et délicat, plus « chambresque » que symphonique,  a parfois du mal à être compris ? « Non, dit-elle, parce que je suis ici chez moi et que je pourrais pas vivre dans une ville dont on peut difficilement sortir. Mon atelier est à La Trinité, sur les hauteurs de Nice et il est déjà presque dans la nature. Et puis ici, il y a cette ligne d’horizon qui est mon lien au paysage, donc à mon travail, et qu’il est tellement difficile de trouver dans une ville comme Paris… »

 

1deuxième volet du projet Entre-Deux, initié par Rebecca François et Lélia Decourt et qui s’attache à faire des expositions « dans des espaces non dévolus à la présentation d’œuvres d’art en vue de créer des interstices dans le quotidien avec la complicité d’artistes de différentes générations, reconnus ou émergents ».

2Dans une exposition qui s’est terminée récemment dans une autre villa niçoise, la Villa Henry, elle a effectué le processus inverse, c’est-à-dire qu’elle est partie du Panoptique III pour déployer les œuvres dans l’espace.

Voyage immobile, jusqu’au 22 septembre 2017 à l’Agence Caisse d’Epargne Masséna de Nice (avec des oeuves de, entre autres, Jean Dupuy, Quentin Derouet, Gérald Panighi et Isa Barbier), 6 place Masséna 06000 Nice. On peut voir aussi des pièces de l’artiste sur son site : www.evepietruschi.com

 

Images : Rêverie ou le parfum d’un souvenir, 2017, structure métal, pierres, report sur plaque de cuivre, bois , 33 x 59 x 3 cm ; Impression 4, 2016-2017, tirage photographique, 120 x 80 cm ; Herbier, 2016, crayon et aquarelle sur papier, 145 x 91 cm ; Herbier 2016, « voyages immobiles », dessins, banc. © Eve Pietruschi

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