de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Myriam Mihindou, Dalila Dalléas Bouzar: performer c’est soigner

Myriam Mihindou, Dalila Dalléas Bouzar: performer c’est soigner

Depuis plusieurs années, on a suivi régulièrement le très prospectif travail réalisé par Guillaume Désanges pour la Verrière-Hermès de Bruxelles et les différents cycles d’expositions qu’il y a mis en place (cf, par exemple, Retour à la matière – La République de l’Art (larepubliquedelart.com)). Il s’achève aujourd’hui, car le commissaire a été nommé récemment à la tête du Palais de Tokyo et un nouveau commissaire, Joël Riff, qui s’occupait jusqu’alors des résidences d’artistes de Moly-Sabata, va dorénavant le remplacer. Il clôt aussi le dernier cycle proposé, Matters of concern / Matières à panser, qui dans une perspective écologique, partait du constat que bon nombre de jeunes artistes se sont réappropriés des techniques artisanales (céramique, sculpture sur bois, marqueterie, etc.) et qu’ils entendent revenir à la matière, comme une alternative critique aux modes dématérialisés de l’économie dominante. Et il le clôt avec une exposition qui en est en quelque sorte la quintessence, celle qui résume peut-être le mieux le projet.

Il s’agit d’une exposition de l’artiste franco-gabonaise Myriam Mihindou, qui est née en 1964 et qui a été lauréate du Prix AWARE pour les femmes en 2022. Comme le dit Guillaume Désanges lui-même, « La pratique de Myriam Mihindou pourrait être qualifiée de curative ou chamanique autant qu’artistique. Voyageuse et nomade, l’artiste travaille en empathie physique avec des environnements, des situations et des perspectives rencontrées, s’attachant à réparer les blessures des corps et des psychés individuelles et collectives causées par différentes formes d’assujettissement ou de domination. » C’est en effet un travail sur le soin qu’elle nous propose, sur le soin et l’attention à l’autre, sur la manière de l’inscrire dans une vision plus globale, qui est son seul salut, et qui lui permet de vivre en harmonie avec les autres espèces que recèle la planète. Elle le traduit en différents médiums (le dessin, l’art textile, la vidéo, la photo, etc.), mais la performance est au cœur de sa pratique, une performance qui la met en état de transe et qui, dans une sorte d’incarnation non-distanciée, lui permet de retrouver la mémoire des corps et des formes qu’elle cherche à évoquer.

Pour l’exposition à la Verrière, elle a conçu un praticable en bois sur lequel le visiteur est invité à déambuler, après avoir revêtu des petits chaussons en papier. Sur ce praticable, des draps sont posés. Le visiteur peut aussi s’y allonger, pour pouvoir ainsi prendre son temps et regarder le ciel à travers la verrière. Certains renferment des poches de sable qui forment comme des arabesques et qui sont pour l’artiste une métaphore du temps (un bac à sable est d’ailleurs aménagé, dans lequel on peut laisser soi-même sa propre trace et Myriam Mihindou a demandé au poète kanak Denis Pourawa un très beau texte sur le sujet, publié dans le journal de l’exposition). D’autres sont aussi brodés et certains mots -car le langage a une très grande importance pour elle- forment une incantation. Au mur, une fresque a été réalisée, faite avec des coulures de sachets de thé qui font penser à des larmes, des collages, des feuilles de papier de soie et de papier calque superposées, qui semblent s’imprégner les unes des autres. Et plus loin, trois photos sont présentées, qui montrent des doigts avec des aiguilles et qui documentent une performance où le corps de l’artiste participe d’un rituel.

C’est une exposition généreuse, porteuse d’espoir et dans laquelle l’être humain, même s’il n’est pas directement présent, est toujours évoqué. Et c’est un grand plaisir d’entendre l’artiste, de sa voix à la fois douce et déterminée, expliquer son travail et préciser les enjeux exacts de ses propositions. Mais on peut se demander ce que pensera le visiteur lambda qui n’aura pas ses informations et qui se trouvera confronté à ces pièces, certes poétiques, mais qui n’ont pas de véritable visée esthétique, dont la fonction se situe à un autre registre que celui proprement artistique. Il faudra qu’un médiateur lui donne bien tous les éléments ou qu’il lise attentivement le journal de l’exposition pour vraiment les apprécier. C’est un problème qui se pose souvent dans l’art contemporain : les œuvres ont besoin d’un mode d’emploi et leur seule forme plastique ne suffit pas pour les rendre intelligibles. On peut le regretter, cela demande une participation active du spectateur qui peut se révéler vaine, mais qui, ici, justifie la démarche.

Plus immédiat d’accès est le travail de Dalila Dalléas Bouzar, cette artiste d’origine algérienne, qui a obtenu le Prix SAM pour l’art contemporain en 2021 et qui expose actuellement à la galerie Cécile Fakhoury. Mais il n’est pas sans point commun avec celui de Myriam Minhindou. Car, comme elle, Dalila Dalléas Bouzar travaille sur le corps meurtri et, comme elle, elle s’applique à dénoncer les dominations, en particulier masculines et coloniales. Pour preuve, ces variations autour des Femmes d’Alger de Delacroix, qui transcendent les clichés orientalistes en inversant le tableau, l’ouvrant sur l’extérieur, alors que Delacroix le confinait au sein du harem, faisant de la servante noire une blanche qu’une femme noire regarde. Et aussi ces tapisseries, Cœur pur, inspirées de la technique traditionnelle algérienne du karakou, et qui prônent une sexualité libre et sans jugement. La peinture est la base de son travail, tout comme le dessin ou la broderie, une activité généralement associée à l’artisanat féminin. Mais c’est une peinture où la performance occupe une place importante, autre point commun avec Myriam Mihindou, et qui se joue comme une lutte. Les portraits, qui sont une investigation rageuse de l’autre ou de soi-même, sont réalisés rapidement, sur des toiles souvent laissées brutes. Il y a une fièvre dans ce travail qui se traduit par la couleur, mais aussi par la gestuelle, la coulure, le volontairement inachevé. D’ailleurs pour preuve de cette urgence, elle va réaliser, à l’occasion du finissage de l’exposition une performance de 24 heures au cours de laquelle elle fera le portait d’une vingtaine de personnes. C’est sa manière à elle d’en prendre soin, de les préserver et de les admirer.

-Myriam Mihindou, Epiderme, jusqu’au 3 décembre à la Verrière Hermès de Bruxelles, Boulevard de Waterloo 50 (www.fondationdentreprisehermes.org)

-Dalila Dalléas Bouzar, Territoires de pouvoir, jusqu’au 8 octobre à la galerie Cécile Fakhoury, 29 avenue Matignon 75008 Paris (www.cecilefakhoury.com). La performance aura lieu du samedi 8 octobre, 14h, jusqu’au dimanche 9, 14h.

Images : vues de l’exposition de Myriam Mihindou à la Verrière Hermès de Bruxelles © Isabelle Arthuis / Fondation d’entreprise Hermès ; Dalila Dalléas Bouzar, Cœur pur #1, 2021, Broderie Karakou au fil doré sur velour noir réalisée à Chlef en Algérie. Ajouts de fil d’or, de coton, laine, velours, pierres semi-précieuses, perles de culture et médaillon or 18 carats à Paris., 200 x 130 cm. Photo Gregory Copitet

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