de Patrick Scemama

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La République de l'Art
Vous trouvez ça drôle?

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Rire. Pour ne pas s’effondrer. Pour rester en vie. Pour ne pas abdiquer face à la violence et la haine, mais aussi à la bêtise et à l’obscurantisme, qui s’abattent chaque jour un peu plus sur nous. Nos amis belges, qui viennent à leur tour de les subir dans leur chair, en savent quelque chose, eux qui ont toujours fait preuve d’un humour si caractéristique qu’il a donné naissance à une locution. Mais le rire n’a pas toujours bonne presse dans le domaine de l’art contemporain. On le juge superficiel, secondaire, incapable d’interroger les grandes causes que celui-ci s’est, semble-t-il, donné pour mission de défendre. Certains artistes pratiquent l’autodérision, l’humour noir, le grotesque, mais c’est pour dénoncer les travers de notre société et de nos comportements, jamais pour rire simplement. Et quand il arrive que la question du rire soit évoquée, c’est aussitôt pour faire allusion à Bergson et à nos conditionnements face à des situations données, rarement pour le simple plaisir.

On est donc d’autant plus content que l’exposition collective qui vient de s’ouvrir à la Galerie municipale Jean-Collet de Vitry-sur-Seine, sous le double commissariat de Jacques  Py et de Catherine Viollet, aborde le phénomène du rire sans arrière-pensées (mais ne cherche pas pour autant à être simplement comique). Encore faut-il préciser que la catégorie du rire qu’elle met en avant n’est pas n’importe laquelle, mais celle qui a trait au burlesque, ce genre que l’on associe le plus volontiers au cinéma muet et dans lequel le mouvement était un élément essentiel (d’où le tire de l’exposition : bOurlesque). Elle part d’une amusante photo dans laquelle on voit Henri de Toulouse-Lautrec assis en tailleur, vêtu d’un kimono et louchant délibérément (photo non présente dans l’accrochage) et réunit une vingtaine d’artistes, d’âges et de pratiques différents, qui ont fait de l’humour un des traits les plus saillants de leur travail. La particularité de ces artistes est d’être des atypiques, que l’on ne peut associer à aucune école véritable, et qui, en dehors de certaines filiations, sont souvent sans parents directs et resteront probablement sans héritiers. Comme le dit Jacques Py : « Suivant les circonstances, ils peuvent passer d’un contexte à un autre avec le sentiment de n’être à leur place pas plus là qu’ailleurs, bien qu’ils croisent souvent quelques-uns de leurs collègues en pareille situation d’errance ».

(Photo supprimée)

Cela donne une exposition joyeuse et rafraîchissante, qui va du Dais de Patrick Van Caeckenbergh (une installation que l’on utilise pour des processions sans objets et qui est présentée avec 24 paires de charentaises tout autour) à une sculpture en fibre de verre de Bernard Quesniaux qui résout de manière fort humoristique et fort virile la « question du socle », en passant par les toiles virtuoses et délirantes de Peter Saul et la vidéo rigolote, mais aussi passablement angoissante, de Jérémy Laffon qui montre un village du nord de l’Italie envahi par les oranges (Invasione pacifica). On ne saurait parler de toutes les œuvres, ni de tous les artistes (parmi lesquels on trouve aussi Philippe Mayaux, Michel Blazy et Erik Dietman pour ne citer que les plus connus), mais au milieu de toutes ces propositions réjouissantes, qui se déclinent dans différents registres et médiums, se trouvent quelques pépites : les hilarantes photos de Patrice Ferrasse, par exemple, un artiste que je ne connaissais pas et qui s’empare de la réalité quotidienne pour en faire le théâtre de ses actions volontairement dérisoires, ou les dessins et une sculpture d’Anthony Duchêne. Celle-ci représente une partie de corps de macaque, ornée d’un anus tumescent duquel sort une branche de caféier. Ce pourrait n’être qu’une spéculation surréaliste, si l’œuvre ne renvoyait, en fait, à un vrai café, qui plus est très rare et recherché : le « café des singes ». En effet lors de la récolte du café, on s’est rendu compte que les grains ingérés par les singes perdaient, lorsqu’ils ressortaient de l’autre côté de leur tube digestif, et vraisemblablement par l’action d’une enzyme contenue dans celui-ci, leur amertume et devenaient particulièrement gouteux. De ces grains de café au parcours si particulier, on a fait un nectar subtil, qui est parmi les plus onéreux…

Ville, Pays le jour mois annee - Legende

D’humour, le formidable travail de Friedrich Kunath, qu’on a découvert il y a deux ans au Crédac d’Ivry (cf http://larepubliquedelart.com/decouvertes-ivry/), ne manque pas. Il est même souvent la colonne vertébrale de ses œuvres. Mais un humour né du décalage entre deux cultures, du choc des civilisations. Car l’artiste, qui n’a pas été encore souvent vu en France, alors qu’il est représenté par de grandes galeries Outre-Atlantique, est né et a été éduqué en ex-Allemagne de l’Est et il vit depuis plusieurs années en Californie. C’est donc de la différence entre la tradition européenne – sa profondeur, son aspiration à la réflexion et à la poésie – et le mode de vie californien basée sur le cool et la glorification du « wellness » que se nourrit son inspiration. Et qui fait qu’à l’instar des artistes dont parlait plus haut Jacques Py, il ne semble jamais à sa place, toujours en mouvement, prêt à partir, mais en ayant connaissance, en même temps, du caractère illusoire du voyage. Une des vidéos les plus représentatives de son travail le montre d’ailleurs, comme dans un autoportrait, en bonhomme de neige, petit chapeau sur la tête et valise à la main, errant, sans fondre, mais aussi sans but, dans les dunes du désert californien…

Lui qui accorde tant d’importance aux titres souvent très poétiques de ses pièces a intitulé sa première exposition en galerie en France (à la VNH Gallery, qui occupe l’ancien espace d’Yvon Lambert) : My Loneliness Shines (Ma solitude brille). Et elle s’ouvre par une œuvre qui porte le même nom et qui est un néon noir en forme de papillon. D’emblée, les choses sont dites et l’ironie féroce qui se dégage de l’œuvre se répand dans les salles voisines. Des salles qui présentent surtout de la peinture, car à la différence de l’exposition au Crédac qui montrait tous les aspects du travail multiforme de Friedrich Kunath, l’exposition parisienne se concentre sur l’aspect pictural.   Mais un aspect pictural qui va d’une grande toile comme A Fact (un coucher de soleil californien, dont on se rend compte, lorsqu’on s’en rapproche, que de multiples petits fantômes façon Casper, dont certains en larmes, et même Caspar Friedrich lui-même l’habitent) à une intervention in situ qui représente une fenêtre ouverte sur un mur noir, fenêtre par laquelle on a bien envie de sauter, même si le ciel rougeoyant sur lequel elle  ouvre semble aussi menaçant que séduisant. Et tout autour, des peintures sont rassemblées, qui convoquent les clichés des grands espaces américains ou des marines nocturnes, pour mieux les détourner ou leur adjoindre des dessins à la manière de Sempé qui ruinent leur prétention universelle et leur esthétique de supermarché.

Encore une fois, ce qui séduit dans le travail de cet artiste, c’est le décalage, cette manière de jouer avec les images convenues, mais pas seulement pour dénoncer l’artifice de leur contenu ou en inverser le sens, mais pour exprimer une sorte d’impasse becketienne, au fond une forme de nostalgie (la « Sehnsucht » allemande). Friedrich Kunath ne donne pas le sentiment d’être simplement sceptique et désillusionné, il garde, malgré la noirceur de ses pièces, une certaine capacité à s’émerveiller et à croire en un monde meilleur. Sur une de ses toiles qui représente un personnage assis au bord d’un lac que l’on distingue parce que la lune s’y reflète, la nuit, il a écrit : « I will try to be more romantic ». On le croit sur parole.

bOurlesque, jusqu’au 30 avril à la Galerie Municipale Jean-Collet, 59 avenue Guy Môquet 94400 Vitry-sur-Seine (www.galerie.vitry94.fr)

My Loneliness Shines, Friedrich Kunath, jusqu’au 22 mai à la VNH Gallery, 108 rue Vieille du Temple 75003 Paris (www.vnhgallery.com)

 

-Images : Patrice Ferrasse, Clown, 2000 Photographie couleur argentique contrecollée sur alu, 60 x 40 cm, Courtesy de l’artiste ; Patrick Van Caeckenbergh, Le Dais, 2001, Installation, Sculpture à base cylindrique en bois teinté suspendue au plafond, cylindre en fer forgé, 48 tiges en bois sculptées et peintes, tissu, 24 paires de charentaises, 1 tambour, 1 photographie «Les Nébuleuses» 260 x 274 x 260 cm Fonds régional d’Art contemporain Provence-Alpes-Côte d’Azur © ADAGP, Paris ; Vue de l’exposition My Loneliness Shines de Friedrich Kunath à la VNH Gallery (avec l’intervention in situ) © Philippe Servent Courtesy the artist and VNH Gallery

Cette entrée a été publiée dans Expositions.

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commentaires

2 Réponses pour Vous trouvez ça drôle?

Gertrud dit :

Bonjour, Patrice Ferrasse, dont je trouve les photos très amusantes, est-il représente par une galerie?

Patrick Scemama dit :

Bonjour, pas à ma connaissance, mais il a un site: patriceferrasse.net.

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